LE PHÉNOMÈNE ESTHÉTIQUE
Extrait du document
Parce qu'il faut nous extraire du quotidien pour vivre l'émotion d'art, on a pu croire que le phénomène esthétique était contemplation ; parce qu'il faut exorciser l'attention à la vie, oublier les soucis, les sensations parasites, il semble qu'il suffise de voir ou d'entendre pour goûter. L'opinion n'est pas totalement fausse, bien qu'il faille rejouer l'oeuvre. Car c'est là aussi le paradoxe de la vie esthétique : j'y dois être acteur, mais pas le même acteur que sur le théâtre du souci journalier. Pour souligner la contradiction, on cite volontiers l'exemple du vieux cinéma : je vois la locomotive arriver sur moi à grande vitesse, la caméra ayant été mise entre les rails aux lieu et place de l'héroïne enchaînée par d'abominables bandits ; l'émotion m'étreint. Elle est grossière sans doute, mais déjà émotion d'art. Si j'étais l'héroïne, au sein de la vie dite réelle et si j'avais le temps de penser et de sentir, mon émotion n'aurait rien d'esthétique ; elle serait peur, angoisse animale. Mais je suis spectateur, et je jouis d'une terreur savourée. Seulement, si ayant vu le film déjà quinze fois, je cesse de m'y intéresser, ou si le réalisateur fut maladroit, je demeure indifférent et l'émotion artistique ne vient pas ou ne naît plus en moi. Là, la vie artistique était captée, absorbée dans la vie réelle, disparaissait en elle ; ici, la contemplation qui reste contemplation pure ne me permet pas l'embrayage.
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LE PHÉNOMÈNE ESTHÉTIQUE
Parce qu'il faut nous extraire du quotidien pour vivre l'émotion d'art, on a pu croire que le phénomène esthétique
était contemplation ; parce qu'il faut exorciser l'attention à la vie, oublier les soucis, les sensations parasites, il
semble qu'il suffise de voir ou d'entendre pour goûter.
L'opinion n'est pas totalement fausse, bien qu'il faille rejouer
l'oeuvre.
Car c'est là aussi le paradoxe de la vie esthétique : j'y dois être acteur, mais pas le même acteur que sur
le théâtre du souci journalier.
Pour souligner la contradiction, on cite volontiers l'exemple du vieux cinéma : je vois la
locomotive arriver sur moi à grande vitesse, la caméra ayant été mise entre les rails aux lieu et place de l'héroïne
enchaînée par d'abominables bandits ; l'émotion m'étreint.
Elle est grossière sans doute, mais déjà émotion d'art.
Si
j'étais l'héroïne, au sein de la vie dite réelle et si j'avais le temps de penser et de sentir, mon émotion n'aurait rien
d'esthétique ; elle serait peur, angoisse animale.
Mais je suis spectateur, et je jouis d'une terreur savourée.
Seulement, si ayant vu le film déjà quinze fois, je cesse de m'y intéresser, ou si le réalisateur fut maladroit, je
demeure indifférent et l'émotion artistique ne vient pas ou ne naît plus en moi.
Là, la vie artistique était captée,
absorbée dans la vie réelle, disparaissait en elle ; ici, la contemplation qui reste contemplation pure ne me permet
pas l'embrayage.
Pour que l'émotion soit esthétique, il faut qu'au lieu d'être l'héroïne, je sois le spectateur bien assis
dans son fauteuil, conscient d'une certaine façon d'assister à un jeu ; si l'on me donnait la scène comme ayant été
réelle, je protesterais ; je dirais que le metteur en scène est un assassin, et j'aurais raison ; ou j'exigerais que l'on
projette à huis-clos et aux seules personnes qui pour un motif sérieux ont à le connaître, un document qui par
hasard aurait pu être cueilli par un opérateur clandestin.
Mais je n'aurais pas d'émotion d'art.
Il faut également que
je participe, que je vive avec l'auteur du film l'histoire qu'il raconte.
Tout doit se passer comme si je me dédoublais
en un spectateur, homme de chair et de sang, personnage du monde réel, qui a été toute la journée à son bureau,
est rentré dîner en famille, et s'est offert le cinéma parce que c'est samedi soir, et un double, comme disaient les
Egyptiens, qui devient acteur du drame et qui vit aussi intensément, plus intensément dans ce monde reconstitué
que l'homme de chair dans son monde quotidien.
Seulement, et c'est là l'essentiel, je dois perdre conscience de ce
doublement, cependant que le dédoublement est condition de ma jouissance esthétique.
Contemplateur, acteur, les
deux coïncident en l'amateur.
La coïncidence n'est du reste possible que parce que c'est le double, qui est acteur : son activité libérée des
entraves du quotidien est libre pour reprendre le mouvement proposé par la forme de l'oeuvre et en faire son oeuvre
intérieure.
On éprouve parfois de vives sensations, on les recherche même, étant acteur par son personnage
physique qui pourtant vit momentanément d'une vie isolée dans la vie réelle.
Foires et kermesses en donnent
maintes occasions.
Les scenic-railways, magics-railivays et autres montagnes russes proposent aux amateurs de
sensations fortes de longues descentes vertigineuses, parfois même en chute libre, tournants à angle droit rochers
menaçants qui s'effacent au passage du wagonnet.
L'exemple est intéressant par le pont qu'il jette entre vie
quotidienne, et vie esthétique : comme pour l'art, le plaisir de la montagne russe suppose distraction, conscience
d'un jeu ; on sait bien, et c'est pourquoi l'on s'amuse, que « ce n'est pas vrai », qu'on ne touchera pas, que le
rocher s'écartera ; comme dans la vie quotidienne, c'est l'homme de chair qui se fait acteur entraîné par la machine.
Il n'y a pas phénomène esthétique, parce qu'il n'y a pas dédoublement, pas de contemplation, pas d'oeuvre
proposée à recréer.
Le phénomène esthétique se produit en moi, et je vis de l'art lorsque mon double recrée une
oeuvre sur le lancer que m'a donné l'artiste en posant devant moi la structure matérielle qui n'est que schème à
recréation, cependant qu'en recréant, je reste sans la conscience de ce dédoublement..
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