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« LE MENSONGE EST UNE TROP BONNE CHOSE POUR QU'IL SOIT PERMIS D'EN ABUSER ». ?

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« On peut, sur une échelle de complexité croissante, définir successivement l'ignorance, l'erreur, le mensonge : l'ignorance est purement négative, c'est une simple absence de savoir ; l'erreur ajoute à l'ignorance une illusion de savoir, puisque le propre de l'erreur est de s'ignorer comme telle et de se tenir pour vérité.

A l'ingénuité de la conscience erronée s'oppose radicalement le cynisme de la conscience menteuse.

Car, il n'y a de mensonge que par la connaissance du vrai jointe à la volonté délibérée de cacher cette vérité et de tromper autrui.

La simple altération du vrai ne suffit pas à caractériser le mensonge, sans quoi poètes et romanciers seraient tous des menteurs.

Pour qu'il y ait mensonge il faut l'intention d'abuser autrui. La formule humoristique et cynique de Talleyrand se place sur un plan utilitaire plutôt que véritablement éthique.

Le mensonge n'est pas ici jugé en fonction du bien et du mal mais en regard de ce qui est habile et maladroit : c'est le point de vue de la morale de l'intérêt » ; or il est très remarquable que même en restant sur ce plan le mensonge n'est pas approuvé sans réserve.

L'idée de Talleyrand est que le mensonge n'est profitable que pour qui sait limiter son usage.

Élargissons le débat et demandons-nous quelle est la valeur du mensonge.

Le moraliste doit-il condamner le mensonge d'une façon radicale et absolue ? Kant, reprenant et durcissant la thèse de saint Augustin en son De Mendacio, condamne le mensonge sans appel.

Le mensonge, déclare-t-il dans la Doctrine de la Vertu, c'est « l'avilissement et comme l'anéantissement de la dignité humaine ».

Qu'on voie dans le mensonge une faute contre soi-même, contre le devoir que nous avons de communiquer notre pensée et de servir la vérité, ou une faute contre autrui qui a droit à la vérité, soit par contrat explicite comme le magistrat vis-à-vis du témoin, soit par contrat implicite comme tout homme qui souscrit au pacte social, dans les deux cas le mensonge est odieux car il sacrifie tout rapport raisonnable entre les hommes.

Le mensonge est en effet immédiatement exclu, chez Kant, par la première formule de l'impératif catégorique : « Agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en règle universelle ».

Autrement dit, avant d'agir demande-toi : « Et si tout le monde en faisait autant ? ».

Kant signifie qu'une maxime n'est valable moralement, autrement dit n'est rationnelle, que lorsque tout le monde peut l'adopter sans contradiction.

Or il n'est que trop évident que la pratique universelle du mensonge ôte toute valeur et toute signification à la parole humaine, outil privilégié de nos échanges.

La société humaine perd avec le mensonge tout fondement en raison les promesses, les contrats, les pactes, la simple confiance mutuelle ne sont plus possibles.

Aucune réciprocité n'existe plus dans les relations inter-humaines ; chaque homme, tour à tour menteur et trompé, vit dans la solitude absolue puisqu'il enfouit ce qu'il sait et ce qu'il est dans le silence, qu'il n'est pas et ne pense pas ce que les autres croient qu'il est et qu'il pense. Selon Kant, la condamnation du mensonge ne comporte pas d'exceptions : si un juste, poursuivi par quelque furieux, vous demande asile et que vous lui accordiez l'hospitalité, vous êtes néanmoins tenu de dire que vous cachez cet homme chez vous, si celui qui le pourchasse vous le demande.

En effet, l'impératif moral est un impératif catégorique qui ne souffre pas d'exception; peu importe que l'obéissance à une règle absolue entraîne accidentellement une catastrophe ; la morale kantienne se donne pour une éthique de l'honneur et non du bonheur l'essentiel est de satisfaire à l'intransigeance des principes.

Mais pouvons-nous accepter un tel rigorisme ? Peut-être adopterons-nous, moralement, une attitude plus indulgente à l'égard du mensonge, si nous nous efforçons, sur le plan psychologique, de le comprendre.

Il est évident que nul ne ment sans motif, même le mythomane qui ment pour son plaisir, ou pour donner une image flatteuse de lui-même.

Le menteur ne sacrifie pas la vérité pour rien, il la sacrifie à ce qu'on pourrait appeler un bien partiel.

Le tout est de savoir ce que vaut ce bien, s'il s'agit toujours d'une valeur purement égoïste. On pourrait assez facilement soutenir ce paradoxe que le mensonge est un succédané de la vérité, qu'il vise exactement au même résultat qu'elle, à savoir : établir entre les hommes la confiance et l'harmonie : « Ce qui nous force à mentir », écrit Paul Valéry, « c'est le sentiment de l'impossibilité chez les autres qu'ils comprennent entièrement notre action.

Même le mensonge compliqué est plus simple que le vrai ».

On peut même mettre le mensonge au service de la vérité.

Marcel Proust raconte qu'enfant, pour faire partager, à ses parents, son admiration pour le magnifique immeuble habité par Swann, il leur disait qu'il comportait un ascenseur en ivoire, venu spécialement des Indes.

Pur mensonge, mais quel autre moyen de communiquer son enthousiasme pour la majesté des lieux ? Et que (lire du mensonge pédagogique par lequel le professeur simplifie, stylise et, malgré ses scrupules, déforme quelque peu la vérité pour que l'élève ait tout de même une idée claire, même approximative, de la matière enseignée ? C'est encore Valéry qui met le pédagogue au rouet par cet avertissement : « Ce qui est simple est toujours faux, ce qui n'est pas simple est inutilisable ». On pourrait encore invoquer le mensonge de politesse, celui de Philinte qui, rejetant la brutale sincérité d'Alceste, sait arrondir les angles, ménager les susceptibilités, épargner les vanités : « Les hommes ne pourraient subsister, écrivait Pascal, s'ils savaient ce qu'ils pensent les uns des autres ».

N'oublions pas le mensonge de charité, celui du médecin qui promet au malade condamné une amélioration prochaine, le mensonge d'honneur du prêtre ou de l'avocat qui sont parfois contraints d'y avoir recours afin de protéger le secret professionnel, le mensonge politique ou patriotique comme celui du roi Créon, dans l'« Antigone » d'Anouilh, qui, trahi aussi bien par Étéocle que par Polynice, propage cependant le mythe du « bon frère » parce que l'opinion publique, pour n'être pas désespérée, réclame un héros pour compenser le traître.

On le voit, le mensonge se met souvent au service de l'intention morale elle-même, et le problème qu'il pose paraît bien plus complexe que ne l'avait cru Kant.. »

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