Le langage traduit-il ou trahit-il nos pensées ?
Extrait du document
«
Qui n'a pas fait l'expérience de « chercher ses mots » ? Cette expérience témoigne de l'existence d'une pensée
antérieure à la parole, d'une antériorité à la fois de temps et de causalité.
Il y a là quelque chose que nous pensons
comme un « encore à dire », une sorte de pensée antérieure à tout discours, même intérieur.
Tantôt nous ne
trouvons pas les mots pour le dire soit parce que, jusqu'à présent, cela n'a pas encore été dit et qu'il faudrait avoir
recours à des mots nouveaux, soit parce que notre pensée refuse de faire surface et d'émerger des profondeurs de
l'esprit.
Tantôt nous trouvons les mots, mais, une fois ceux-ci trouvés, nous avons le sentiment que le langage a
pacifié notre pensée, qu'il l'a faite passer à l'être et au repos, voire qu'il l'a pétrifiée.
Dans le langage, notre pensée a son « domicile », elle se possède elle-même ; la pensée est un désir que le langage
satisfait, mais cette satisfaction ne peut être que provisoire.
Dans la mesure où le mouvement tend vers le repos, la
volonté vers l'habitude, la satisfaction du mot est provisoire puisque le mot est fixe tandis que la pensée est
dynamique.
Le mot réalise donc la pensée, lui donne une extériorité mais en même temps il la réalise sous une forme particulière
qui va exclure d'autres formes.
Le mot n'est qu'une des possibilités de la pensée, il n'est qu'un vêtement.
Le mot est
plat, précis, net déterminé et n'a aucune auréole.
La pensée est toujours plus nuancée, plus riche.
La pensée est
toujours plus profonde que le langage.
Il y a donc un ineffable qui n'est pas seulement le monde du coeur ou des
sentiments mais qui est aussi la pensée –cette pensée qui ne peut être traduite par les mots.
(a) Le langage comme trahison de la pensée
¨
Bergson et le mot-étiquette.
Le langage n'est-il qu'une médiation, un obstacle, entre langage et
pensée, langage & réalité, ou peut-il se comporter en intermédiaire fidèle ?
N ‘arrivons-nous à penser qu'en dépit des mots, que malgré le langage ?
Bergson est un remarquable interprète de la thèse selon laquelle le langage fait obstacle
à la pensée : sa conception des rapports entre la vie et la réalité fournit le sol propice à cette
thèse ; elle sera en effet le socle de sa distinction entre langage et pensée.
La vie, au sens où l'entend Bergson, est action, et s'oppose à la
réalité qu'elle nous empêche de voir.
Si vivre, c'est agir, c'est choisir : c'est
donc sélectionner ce qui répond en besoin, et élaborer des choses une
conception qui dépend des besoins.
Dans l'action et pour remplir les besoins
de la vie, nous concevons les choses selon un temps spatialité alors que la
réalité est pure durée.
Nous organisons la vie autour d'habitudes alors que la
vraie vie est création continue d'imprévisible nouveauté.
Enfin nous la
régissons à partir d'idées générales abstraites alors que la durée, la vie ne
peuvent être l'objet que d'une intuition.
Par conséquent, ce n'est pas seulement la vie qui nous masque la
vraie réalité, c'est aussi le langage, puisque celui-ci est un des moyens par
lesquels nous manquons la réalité.
Donc le langage ne fait que renforcer quelque chose d'inscrit dans les besoins de
la vie, et qui nous éloigne de la réalité.
Le langage est un instrument de l'intelligence, mais il trahit à la fois la réalité
et la pensée.
On comprend mieux dans ces conditions que Bergson définisse le mot comme un « voile ».
Le mot jette sur
la chose un obstacle qui ne la laisse qu'à demi visible.
On ne peut plus que deviner la chose à travers le mot : la
métaphore du masquage ajoute ici l'idée d'une dissimulation volontaire.
Le langage renforce donc bien le système
d'habitude des besoins.
En quoi maintenant le mot obscurcit-il la chose ? Le langage n'est capable de désigner que
ce qui est utile à l'action, donc d'une chose il ne dit que des généralités : il ne renvoie qu'au genre de la chose.
Le
mot oublie les différences, il ne permet que la fixation des généralités : c'est la raison pour laquelle Bergson défend
la théorie du mot-étiquette.
Le mot renvoie à une classe d'objets, mais parmi cette classe, il manque la différence
spécifique de tel objet de cette classe : le langage a donc tendance à égaliser les contours de toutes choses dans
une même classe, manquant par là la mobilité qui est la marque de la vraie réalité, et qui plus est nous habituant à
ne plus la penser.
En conséquence, la pensée et le langage deviennent hétérogènes et même ennemis : « la pensée
demeure incommensurable avec le langage » : il n'y a plus entre eux de commune mesure.
Le mot a de ce fait trop souvent tendance à n'être que ce que Bergson appelle un « concept rigide »,
incapable de saisir la souplesse de la réalité.
Les pires théories du scientisme sont donc à mettre au débit du
langage, en tant que celui-ci se fait le véhicule des conceptions les plus figeantes : le temps homogène est une
véritable idole du langage.
Le scientisme peut être compris comme un verbalisme.
Le langage, donc n'est générateur
que d'idées générales, dont il faut aussi peu attendre qu'il nous montre la vraie réalité qu'il ne faut attendre de
billets de banque qu'ils renvoient à un objet stable et défini.
Le langage apparaît ici comme une convention aussi
raide dans son essence qu'elle est fragile dans son existence.
Cependant, ce n'est pas seulement à partir du mot comme voile ou comme étiquette que Bergson rend
compte des rapports du langage et de la pensée.
Le langage, dans le droit fil des définitions qui précèdent, paraît
n'être finalement plus qu'un « réflexe », et cependant il n'en a pas toujours été ainsi.
En effet, le langage dans son
état originel était capable de renvoyer aux choses sans les voiler ou les étiqueter.
« Le langage même [...] est fait.
»
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