Le langage nous éloigne-t-il des choses ?
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Comment les mots portent-ils sur les choses ? De prime abord, nous pourrions dire que le langage, comme
faculté proprement humaine, désigne la réalité, le donné immédiatement sensible perçu par les sens.
D'une part, les
mots cernent certains types de réalité dans leurs caractéristiques ; d'autre part, ils les distinguent des autres
choses.
Nommer une chaise ‘chaise', c'est à la fois rassembler sous une même appellation tout ce qui s'apparente à
l'objet en question et le différencier de la table, du bureau.
Depuis lors, on voit mal comment les mots pourraient
nous éloigner de la réalité.
Étrange paradoxe de demander si le langage éloigne l'homme des choses, car que serait
une réalité sans son nom ! Comment même savoir que cette chose existe indépendamment de l'acte de nomination ?
Le langage est le seul outil indispensable pour les désigner à l'attention d'autrui.
Pourtant, qui n'a pas éprouvé cette
expérience de ne pouvoir trouver le mot juste pour exprimer une chose ! Le mot ‘chaise' ne vaut-il pas pour toutes
les chaises en taisant la singularité de la chaise, là devant moi ; en se tenant à la surface de la chose même.
Le
mot ‘table' ne désigne pas cette table-ci avec toutes ses qualités sensibles, empiriques, concrètes, mais l'idée
générale et abstraite de la table.
N'est-ce pas dire que la réalité empirique est innommable parce qu'entièrement
singulière ? Le mot n'abandonne-il pas la réalité empirique particulière, sensible, au profit du général ? Le langage en
sa nature ne nous détourne-t-il pas de la réalité en son essence en occultant l'essentiel, la chose comme chose,
l'être même de la réalité ? Comment en effet pénétrer la réalité telle qu'elle est ? N'y a-t-il pas un au-delà des mots
que le langage ne saurait dire ? Le mot même de ‘réalité' ne manque-t-il pas la réalité comme réalité ?
Ces questions dessinent une ligne conductrice problématique : le langage manque-t-il ou révèle-t-il la réalité
comme telle ? L'enjeu philosophique n'est pas des moindres puisqu'il s'agit de la question du philosopher comme
discours à la recherche de la vérité de la réalité.
Le langage peut-il exprimer une réalité sans la trahir ? Il est un constat selon lequel paradoxalement le
langage est riche en équivocité, malentendus, et contresens.
Nous disons une chose alors qu'autrui en comprend
une autre.
Cet éloignement entre ce qui est dit et la chose dite découle d'une trahison.
La trahison apparaît dans ce
décalage entre l'acte de nommer et la chose désignée.
Chargé de désigner les choses, le langage ne pourrait les dire
qu'en les altérant.
Est-ce dire que cet écart vient d'une déficience de la maîtrise du langage ? Faute d'un
apprentissage suffisant, nous ne parvenons ni à nous faire entendre, ni à trouver les mots pour rattraper la réalité
en question.
Le langage loin de signifier le réel devient une entrave à sa propre expression.
Mais là n'est pas le
véritable lieu de l'impossibilité de relier le mot et la chose.
Car le langage est suffisamment plastique et souple pour
parler de la réalité.
On ne peut donc pas imputer au langage, ou même à la culture de l'individu qui parle, de
manquer de mots pour épeler les choses.
Il n'y a pas à ce niveau d'impuissance pour le langage : celui-ci n'est qu'un
instrument dont on se sert avec plus ou moins d'efficace ; et nul ne peut faire grief d'un outil qu'il ne sait manier.
Cependant, n'y a-t-il pas un manque inhérent au langage comme capacité à cerner une réalité ? Défaut qui ne
saurait pas lié seulement à la manière sonore du signe — comme les confusions entre homonymes, (‘pain' et ‘pin') ni
non plus aux différentes façons de construire un même énoncé (un pot de terre, est-ce un pot en terre ou un pot
rempli de terre ?) Plus fondamentalement, si, par exemple, j'use du mot ‘amour', faut-il comprendre
‘passion', ‘charité', ‘amitié', ‘affection' ? Le mot ‘amour' ne nous éloigne-t-il pas de la réalité de ce sentiment ?
Certes, on objectera que cette pauvreté du langage n'est pas insurmontable.
On peut préciser le sens des mots,
expliquer davantage la réalité du sentiment en ayant recours à des dénominations plus ajustées.
Mais définir,
expliquer, c'est encore parler, user du langage.
Si chaque mot avait un sens préalablement fixé, on ne pourrait
dépasser l'imprécision.
L'interlocuteur ne mettant pas les mêmes mots sous les mêmes choses, il ne saisirait rien de
ce que je dirais.
Chaque mot ajouté loin de préciser ne ferait qu'engager une confusion nouvelle.
Certes, le contexte
linguistique et extralinguistique permettrait d'affiner une meilleure approche de la réalité.
Cette précision contextuée
ne fait que retarder la déficience du langage dans sa saisie du réel.
En effet, par définition, le langage est
nécessairement général.
Quand je dis ‘arbre', je désigne l'arbre en général, et non ce chêne singulier que je vois, ce
bouleau particulier qui se tient devant mes yeux.
On ne peut donc que s'éloigner des choses individuelles en laissant
de côté ce qui en fait l'originalité.
Et même si on essaie de spécifier cette particularité, par une description plus
minutieuse, nous sommes encore et toujours contraints à employer des termes généraux.
Parce que le langage est
commun, il est impropre à dire l'exception.
Devant une forte douleur, le mot ‘douleur' ne me condamne-t-il pas à
manquer l'intensité, l'expérience intime de ma douleur ?
Dans le domaine psychologique, puisque le langage est essentiellement social, la pensée autistique demeurant
sans contact avec la réalité extérieure et avec autrui est donc incommunicable.
Chez les schizophrènes, l'aphasie
n'a pas d'autre sens.
N'existe-t-il pas dans la réalité affective des nuances individuelles que le langage ne traduit
qu'imparfaitement ? Il y aurait un ‘je-ne-sais-quoi ne sais quoi' que le langage ne saurait exprimer.
Jaspers signale
cet inexprimable au niveau de la communication des consciences.
Les mots drainent ce qu'il y de commun,
d'impersonnel, ils recouvrent les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle.
Il insiste sur le
caractère ‘ineffable' de la communication, celle-ci silencieuse reste le ‘secret de deux êtres' qu'elle unit, puisque
l'inexprimable est affirmation existentielle et non conceptuelle de l'unicité de deux êtres.
Toute existence, toute
réalité individuelle est unique, pas seulement dans sa particularité historique comme l'avaient reconnu les
Scholastiques ‘inépuisable et inexprimable', c'est l'existence elle-même qui s'oppose au discours, et la philosophie
comme discours sur l'existence, ne peut prétendre l'exprimer : elle ne peut être qu'un appel qui éveille l'existant et
l'invite à être authentique.
Les mystiques reconnaissent l'impossibilité et l'impuissance de l'intelligence et du langage
à comprendre et exprimer l'Être infini.
Dieu est ‘l'ineffablement élevé' au-dessus de toutes créatures.
Ceux qui
tentent d'entrer en communication avec Dieu, réalité suprême, ne trouvent pas de paroles pour exprimer cette
union.
Ils ressentent dans l'extase l'Indicible.
N'y a-t-il pas là un échec insurmontable pour toute philosophie pour se
hisser à la réalité par le truchement des mots, seuls outils du philosophe ?
N'est-ce pas le péril encouru par toute critique philosophique du langage ? Bergson, par exemple, va.
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