Le fanatisme, ce redoutable amour de la vérité
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« ...
Le fanatisme, ce redoutable amour de la vérité ».
Cette formule d'Alain, tirée de ses Définitions à l'article
Tolérance, qualifie un certain aspect du fanatisme plutôt qu'elle n'entend le définir.
Mais elle soulève aussitôt une
question, celle que pose expressément le libellé du sujet et qui semble contester l'affirmation d'Alain : amour ou peur
de la vérité ? Il est honnête d'ailleurs de citer au moins le début de la définition qu'Alain donne lui-même du terme à
l'article Fanatisme : « Fureur d'esprit contre l'esprit.
Il est difficile d'accorder l'amour du vrai avec la recherche.
Il
est difficile de ne pas haïr le doute dans les autres et en soi-même...
» On aperçoit immédiatement qu'Alain
répondrait à l'auteur du sujet : le fanatisme est à la fois et indissolublement amour et peur de la vérité.
Si nous
acceptons, sous bénéfice d'inventaire, cette ambivalence de la notion, pour parler comme les psychanalystes, nous
avons à expliquer comment elle est possible et comment elle rend compte des traits fondamentaux qui la
caractérisent.
Il conviendra sans doute enfin, si nous admettons également avec Alain, que » le fanatisme est le mal
humain », d'esquisser quelle attitude intellectuelle et morale l'homme doit lui opposer pour s'en garder autant qu'il se
peut.
* * *
Originellement le fanatisme est un délire sacré, une sorte de transe extatique particulière aux cérémonies de
certaines divinités.
De ce sens premier dérivent deux aspects qu'on retrouve dans toute attitude qu'on appelle
métaphoriquement de ce nom.
Il y a d'une part cet aspect pathologiquement passionnel, cette absence de
jugement et d'esprit critique qui fait proprement penser à la folie.
Et d'autre part l'étymologie du mot rappelle
l'indéniable côté mystique du fanatique qui est absolument convaincu de la valeur incomparable de sa foi.
Commençons par une étude en quelque sorte extérieure du fanatisme qui le décrit dans son comportement.
Considéré ainsi du dehors, il semble que le propre du fanatisme soit de ne pas savoir qu'il est fanatisme.
Il se
présente non pas comme une perspective possible parmi d'autres possibles sur le monde et sur les hommes, car ce
serait s'avouer relatif et nier par là son essence même, il se donne comme certitude absolue.
Le fanatique est un
homme « engagé » au sens plein du mot, c'est-à-dire qu'il s'est enrôlé au service d'une cause qu'on ne saurait
discuter.
En d'autres termes, le fanatique se voue et se dévoue à une cause qui le dépasse.
Au point de départ du
fanatisme, il y a toujours l'affirmation exclusive et impérieuse d'une transcendance par laquelle l'homme pose quelque
chose au-delà de soi, idéal moral, politique ou social, mystique ou religieux.
La vertu du fanatique est le don de soi,
l'oubli de soi au profit de cette cause qu'il entend servir.
Aussi la vie du fanatique compte-t-elle peu, ni non plus
celle de ses semblables au regard de la loi à laquelle il se soumet.
Son existence et celle des autres n'ont guère de
prix, ou plutôt elles n'en ont pas par elles-mêmes, mais seulement par voie de conséquence, dans la mesure où elles
permettent ou non à l'Idée qui les anime de s'incarner dans le réel.
Sans doute est-ce là aussi un des attraits qu'exerce sur autrui le comportement fanatique.
L'existence du fanatique
se fait remarquer par sa cohésion et son unité.
Le fanatique est l'homme d'une religion, d'un parti, plus généralement
d'un groupe, et c'est par référence aux valeurs et aux normes reconnues par ce groupe auquel il a une fois pour
toutes adhéré qu'il organise sa vie.
D'où cette belle continuité et cette fidélité à soi-même sans défaillance qu'on
observe dans son existence.
Et logiquement, puisqu'il a érigé ces valeurs collectives en valeurs absolues, il se doit
par là même de soumettre l'humanité à sa propre idéologie.
Il se jette donc dans l'action.
Il faut aussi souligner
comment le fanatique associe à sa foi ardente, à son intransigeante idéologie, à son système de valeurs
immuablement établi, un sens pratique, une opportunité vigilante pour saisir les conjonctures propices à la réalisation
partielle ou totale de ses fins, une obstination farouche pour surmonter les difficultés et les obstacles.
Cette volonté
d'aboutir trahit l'impatience d'un être pour qui l'urgence de l'action est essentielle et qui ne consent à des « pauses
» à court terme que pour en accroître l'efficacité à moyen ou long terme.
Si son idéologie est mise en question par autrui, il ne participe au dialogue ou à la discussion que parce qu'il y trouve
l'occasion d'affirmer publiquement la « vérité ».
Il est installé dans la certitude et imperméable à l'argumentation des
autres.
Il est celui qui possède la vérité et que la vérité possède ; comment un homme ainsi possédé ne se
précipiterait-il pas dans l'action ? Comment n'invoquerait-il pas ses valeurs contre les personnes pour les entraîner
de force ou sinon, pour les réduire, d'une manière ou d'une autre à l'impuissance ? Le fanatique court ainsi des
risques, il vit dangereusement, mais il confère par là même à cette existence à haute tension un sens et il n'affiche
que mépris pour les non-engagés qui s'engourdissent dans une vie tranquille et sédentaire indigne de l'homme.
Mieux
vaut une vie où l'homme se sacrifie qu'une existence qui se poursuit petitement, dans le repliement égoïste de son
quant-à-soi ou dans le conformisme des routines sociales, car dans le sacrifice la personne s'accomplit dans le
moment même où elle se renonce.
* * *
Que recouvre cette description ? Vu du dehors, nous l'avons noté, le fanatisme est inconscience.
Mais étudié dans
son principe il se révèle plus complexe : il y a plusieurs formes du fanatisme.
D'abord le fanatisme le plus commun,
du moins celui qui se manifeste davantage, fanatisme par excès de puissance, par débordement de certitude,
exaltation orgueilleuse et opiniâtre d'un être qui se sent investi d'une mission et qui, tendu vers son
accomplissement, la remplira de gré ou de force, en convertissant ou en supprimant.
Il y a aussi un fanatisme par
faiblesse, par défaut, sur compensation du doute selon l'expression du psychanalyste Jung, qui poursuit en autrui
son propre doute et qui s'élance contre les dissidents pour rétablir sa paix intime.
C'est sans doute pourquoi le
fanatisme est en général un fanatisme de groupe ou de foule emprunté, accepté ou subi, car l'adhésion des autres.
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