Le fait de tenir quelqu'un pour responsable prouve-t-il qu'il est libre ?
Extrait du document
«
[Introduction]
Il semble impossible de considérer qu'une personne est à l'initiative de ses actes et peut en répondre devant autrui.
bref, qu'elle est «
responsable », sans la tenir pour libre, libre d'avoir agi autrement.
Spontanément.
l'esprit humain tisse donc un lien entre la liberté et la
responsabilité.
Mais la considération de la responsabilité fait-elle office de preuve de la liberté ? Faut-il et suffit-il de « tenir quelqu'un pour » responsable
de ses actes, pour qu'il soit libre, effectivement ?
La question, on le voit, est doublement importante.
Car elle nous invite à réfléchir sur la nature et la valeur de l'imputation, et sur la façon
dont il convient de considérer autrui.
[I.
La responsabilité suppose donc la liberté]
[1.
Il faut être libre pour être responsable]
Le texte de Kant le montre : supposer une responsabilité qui n'émanerait pas d'une « causalité par liberté » serait une pure contradiction.
Car comment affirmer à la fois que quelqu'un est à l'initiative de ses actes et peut en répondre devant autrui, et que son comportement
est déterminé de l'extérieur ? Lors d'un procès, par exemple, un criminel aura tout intérêt à s e faire psychologiquement qualifier d e
violent de naissance et de façon incurable.
Car il sera rendu irresponsable des crises de folie qui le poussent à tuer.
Son cas relèvera plus
de la psychiatrie que de la maison d'arrêt, et il sera davantage à soigner qu'à punir.
Car, pour être efficace, la punition doit s'adresser à
un être susceptible d'en comprendre le bien-fondé et de modifier en conséquence son comportement.
[2.
Tenir quelqu'un pour responsable, c'est respecter sa dignité]
Il faut alors poursuivre la logique de Kant jusqu'au bout : si tout homme est libre, c'est-à-dire capable d'être à l'initiative de ses actes,
fût-ce à s o n détriment (c'est le cas du « méchant »), alors il faut le considérer comme tel.
C'est le s e n s d e l a m a x i m e d e l'impératif
catégorique : ne traite jamais autrui (uniquement) comme un moyen mais toujours comme une fin en soi, c'est-à-dire u n e volonté
capable de décider seule de ce qui est bon ou mauvais.
Tenir quelqu'un pour responsable est donc le plus bel hommage que l'homme
puisse rendre à la liberté d'autrui.
Car cela revient à considérer la dignité de sa personne.
La personne est ce qui se distingue de la chose,
comme la fin se distingue des moyens.
Tout être dont l'existence ne dépend pas de la libre volonté, mais de la nature, n'a qu'une valeur
relative, c'est-à-dire en rapport avec autre chose que lui-même.
Les êtres naturels sont des choses.
Les êtres raisonnables, c'est-à-dire
capables d'agissements libres, sont des personnes, c'est-à-dire des fins en soi.
Ils ne peuvent servir simplement comme moyens, et par
suite limitent notre libre activité, puisqu'ils sont l'objet d'un inconditionnel respect.
La personne est une fin objective, dont l'existence
m ê m e est u n e fin en soi, qui ne peut être remplacée par aucune autre.
Étant fin en soi, on lui doit un absolu respect.
La personne
humaine est la seule valeur absolue existante, il n'y en a pas d'autres sur le plan pratique.
L'impératif catégorique pour toute volonté
humaine repose donc sur le principe que : "La nature raisonnable existe comme fin en soi." C'est ainsi que nous devons nous représenter
notre propre
existence ainsi que celle d'autrui, et ce principe doit sous-tendre toutes nos actions.
La moralité, soit l'usage de la raison dans le domaine
pratique, repose par conséquent sur la maxime suivante : "Agis de telle sorte que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que
dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen."
[3.
L'homme est libre et donc responsable de tous ses actes]
«On ne fait pas ce que l'on veut et cependant on est responsable de ce qu'on est».
Cette affirmation paradoxale est au centre de la philosophie sartrienne qui s'efforce de concilier deux approches partielles de la réalité
humaine que l'opinion commune juxtapose sans en dégager la portée véritable : conscience de toutes les déterminations auxquelles il est
difficile, voire impossible d'échapper, et affirmation pourtant de la responsabilité pleine et entière de ce que l'on est.
Il ne faut pas interpréter cette formule dans un sens stoïcien.
Pour le stoïcisme, l'esclave peut être beaucoup plus libre que le maître ;
certes, il ne fait rien de ce qu'il veut, mais il connaît la plénitude de la liberté intérieure ; il est maître des choses par le jugement qu'il
pose sur elles.
Or ce n'est pas ainsi que Sartre pose le problème ; d'abord, il refuse à l'existence humaine tout fondement métaphysique
(Dieu, les Idées, l'Inconditionné) ; il se place d'emblée au niveau de la conscience dans sa réalité subjective.
Mais il considère que la
conscience n'existe pas en soi : « Toute conscience est conscience de quelque chose » et « l'existence pour l'homme précède l'essence » ;
le terme même d'existence révélant ce mouvement de sortie de soi (de l'intériorité).
Il n'y a pas d'âme, pas d'essence qui tantôt imagine, tantôt veut, tantôt agit, tantôt perçoit : l'homme n'est pas son âme (sa pensée), il
n'est que ce qu'il fait.
Ce n'est pas dans le rapport de l'être et de la volonté que se situe la liberté humaine, puisque l'être peut se définir
comme projet.
Si l'on n'est que ce que l'on veut, ce que l'on projette d'être, comment ne pas faire ce que l'on veut?
L'esclave, pour Sartre, est libre mais pas du tout au sens où l'entendent les Stoïciens, car il est absurde
d'opposer la liberté intérieure et la liberté d e l'action.
L'esclave a dans l'action m ê m e , un choix à
effectuer : il peut se lancer dans la révolte, il peut choisir de se donner la mort, tenter l'évasion.
Il peut
aussi choisir la servitude.
Pourtant, l'objection paraît évidente ; l'esclave ne choisit pas sa condition d'esclave.
«On ne fait pas ce
que l'on veut».
C'est-à-dire que nous sommes contingents ou que la vie est absurde.
Nous sommes en
effet façonnés par un monde historique que nous ne choisissons pas ; nous sommes nés à une époque
donnée dans un contexte social donné, et nous n'y pouvons rien.
S'il a 20 ans quand la mobilisation
générale l'envoie au front combattre l'ennemi, pèse sur lui une série de contingences : c'est un homme,
on ne mobilise pas les femmes dans son pays, il est citoyen d'un pays en guerre, donc mobilisable et à
ce titre, tous ses projets sont suspendus, et il court même le risque absolu : celui de sa mort.
Si tu avais été juif en 1936 en Allemagne, c'est en tant que juif que tu aurais été, que tu le veuilles ou
non, déterminé au pire sens du terme, objet de menaces, de pressions...
là aussi jusqu'à la mort.
D'une
manière plus profonde, plus insidieuse parce que plus intérieure, je ne me choisis pas : je suis petit ou
grand, laid ou beau, intelligent ou stupide, je ne peux rien changer dans mon hérédité, de mon passé,
de mon enfance.
« On ne fait pas ce que l'on veut » signifie simplement que l'on ne choisit ni le monde dans lequel on se
trouve jeté, ni sa propre personne.
C'est ici que s'ouvre le champ de la liberté, la faculté de se choisir
non « dans son être» mais dans «sa manière d'être», c'est-à-dire dans la façon dont « j'assume » mon
être.
La liberté n'est pas le privilège de quelques-uns, ce n'est pas une conquête, o n n e p e u t p a s ne
pas être libre : on «est condamné à être libre».
Rappelons l'exemple précédent : celui qui a 20 ans quand survient l'ordre de mobilisation est libre de déserter, de se suicider, donc de
proclamer que cette guerre n'est pas la sienne et qu'il ne la veut pas.
C'est «la bonne conscience», le conformisme, la peur de l'engagement personnel qui se masquent sous les mots de devoir, de légalité et
de nécessité.
Dans une guerre, si l'on excepte les enfants, « il n'y a pas de victimes innocentes ».
Selon une même logique, Simone de
Beauvoir a écrit : « on ne naît pas femme, on le devient ».
Ce qui ne signifie pas, bien sûr, qu'une femme est biologiquement semblable
à un homme, mais que des millénaires de civilisation l'ont persuadée qu'elle devait se soumettre, qu'elle était inférieure.
La détermination qui limite notre liberté n'a pas de sens en elle-même, elle n'a que le sens que nous lui conférons.
La notion d'obstacle à
la volonté est purement subjective : de même qu'un rocher peut être (selon ce que je compte en faire) un obstacle sur mon chemin, un
refuge derrière lequel je puis me cacher ou un moyen d'observation du paysage, de même le fait que je sois né à telle époque, dans tel
milieu, petit ou grand, laid ou beau...
peut paralyser ou stimuler mon effort.
L'inauthenticité serait d e ne pas choisir, d e se «laisser
choisir» par les valeurs de son milieu, par une inclination du caractère, par ses passions.
En un certain sens, la liberté de l'homme est absolue, mais elle n'existe «qu'en situation», c'est-à-dire face à toutes les déterminations
qui peuvent jouer tant de l'extérieur que de l'intérieur..
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