Le fait de se sentir libre nous apporte-t-il la liberté ?
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Notre sujet nous propose d'interroger le rapport entre le sentiment de (la) liberté et le fait d'être libre, c'est-à-dire la liberté
effective.
Or, il ne s'agit pas de se demander si le sentiment de la liberté équivaut à une liberté réellement éprouvée (je me sens libre,
donc je suis libre), puisque l'on peut penser le sentiment sur le mode de l'illusion (je me sens libre, mais je ne le suis pas réellement) ;
plutôt, il s'agit de savoir si le sentiment de la liberté nous apporte la liberté.
Autrement dit, le sentiment de la liberté, le fait de se sentir
libre peut-il nous conduire à la liberté ? En d'autres termes, se sentir libre, est-ce commencer d'être libre ?
Pour répondre à ces questions, nous devons examiner ce que peut être la liberté, mais également le sentiment qui
l'accompagne : que signifie l'expression « se sentir libre » ? Une fois cela fait, nous serons en mesure d'éclairer les rapports entre les
deux.
I – Le sentiment de la liberté
Se sentir libre, le sentiment de (la) liberté est d'abord une notion psychologique et subjective, c'est-à-dire qu'elle concerne le
sujet, elle me concerne moi, qui m'estime libre et sans aucune contrainte.
En vacances, je possède un tel sentiment car je peux me
lever à l'heure que je veux ; face à la mer, je me sens libre car l'immensité de l'espace me donne l'impression d'une liberté de
mouvement totale : je sens que je peux faire ce que je veux.
Ensuite, le sentiment renvoie à une saisie immédiate, une connaissance
intuitive que j'ai de moi-même et de mes actions : je sens que mes actes sont libres, car je sais (de manière immédiate) qu'ils ne sont
pas le fruit de la contrainte ; je décide moi-même d'agir.
De ce point de vue, il est fort probable que mon sentiment de liberté soit erroné ; je me sens libre alors que je ne le suis pas
vraiment ; par exemple, face à la mer, j'écarte les bras et tourne sur moi-même en pensant être libre de tout faire, or ce n'est pas le
cas et mon impression n'est que momentanée.
Cependant, mon sentiment n'est pas entièrement faux, puisque je suis bien – ne fût-ce
que pour un instant – libéré de toute pression extérieure, de toute contrainte : je suis seul face à l'immensité et tout semble
m'appartenir.
Comment peut-on alors concilier cette double nature du sentiment, puisque d'une part, il me fait croire que je suis
entièrement libre, en m'annonçant que je peux faire ce que je veux et d'autre part, il m'illusionne, car je ne peux jamais faire tout ce
que je veux.
II – Absolu et liberté
Pour résoudre cette contradiction, nous devons analyser maintenant ce qu'est la liberté.
Nous avons dit que le sentiment
renvoyait 1° à une connaissance immédiate 2° nous concernant nous-mêmes en tant que sujet.
Or, on peut dire encore que le
sentiment évoque l'absolu.
En effet, le sentiment est aussi une notion religieuse ; par lui, le fidèle accède au divin, à l'absolu, d'une
manière immédiate et totale.
Pour ce qui est du sentiment de liberté, le sujet pense alors parvenir à l'absolu de la liberté : si je fais ce
que je veux en vacances, je me crois absolument libre, je me sens parfaitement libre.
Cependant, ce sentiment d'une absolue liberté
correspond-il à la liberté elle-même ?
Il serait faux de croire que la liberté correspond à la possibilité de faire tout ce que l'on veut.
En effet, cela fait appel à ce que
Kant désigne comme une détermination pathologique de la volonté : pathologique signifie que la volonté souffre d'une infirmité, c'est-àdire qu'elle ne dépend pas d'elle-même, mais elle est conditionnée par autre chose, la sensibilité, autrement dit les affects, les pulsions
ou les désirs.
Une volonté qui ne veut que ce que veut la sensibilité est donc hétéro-nome (elle dépend d'autre chose, au lieu d'être
auto-nome) ; elle est obligée de se soumettre aux désirs, qui changent sans cesse et qui n'ont rien de stable.
En disant que l'on peut
faire ce que l'on veut, on dit plutôt que l'on veut faire ce que l'on peut.
On ne veut rien en propre, mais on se soumet aux désirs qui
nous dictent leurs conditions.
Le sentiment de liberté nous livre donc une impression fausse lorsqu'il nous rapproche d'une liberté comme pouvoir absolu de
faire, comme sentiment d'omnipotence.
Il n'est alors pas faux au sens où il nous donne l'impression d'être libre quand ce n'est pas le
cas, mais parce qu'il nous trompe sur la liberté.
Mais, si nous savons ce que celle-ci n'est pas, il nous reste encore à dire ce qu'elle est.
III – Politique et liberté
La liberté, avons-nous dit, n'est pas la possibilité de faire ce que l'on veut.
Pour comprendre cette idée, nous pouvons l'opposer
au sentiment de liberté : celui-ci est psychologique et concerne le sujet, alors que la liberté est politique et concerne la vie dans la cité.
En effet, je ne suis pas libre si je fais ce que je veux, car je m'expose au même traitement de la part d'autrui, mais je suis libre si je
soumets mes désirs à la loi et si j'accorde ma volonté avec celle des autres.
L'espace politique est donc le lieu où surgit un vouloir
commun, issu des volontés particulières qui se reconnaissent mutuellement.
De ce point de vue, alors que le sentiment de liberté est uniquement psychologique, la liberté apparaît comme la continuité entre
la vie du sujet (psychologie) – je mets mes désirs à distance en les soumettant à la loi – et la vie des sujets (politique) – j'accorde ma
volonté avec celle d'autrui.
Etre libre, ce n'est donc pas faire n'importe quoi, mais se rendre indépendant de ses désirs et reconnaître
une norme, une loi.
Ainsi, le sentiment de liberté n'est pas à proprement parler une illusion (quand je me sens libre, je connais bien quelque chose
de la liberté), mais plutôt un point de vue faux, inapte à nous apporter la liberté, puisqu'il nous confine dans notre subjectivité, dans le
sentiment individuel d'un pouvoir absolu ; à l'inverse, la liberté est la rencontre entre plusieurs subjectivités, plusieurs individus, qui se
reconnaissent les uns les autres, de telle sorte que la liberté n'est plus un sentiment personnel, mais une œuvre collective, réalisée par
la loi, les institutions et, d'une manière générale, la vie politique en son ensemble.
Conclusion :
Ainsi, le sentiment de liberté souffre d'une triple infirmité : 1° il ne concerne que le sujet, c'est-à-dire qu'il peut nous donner une
idée fausse quant à la réalité du monde, notamment la confrontation avec les autres sujets qui limitent ma liberté ; 2° il est immédiat,
alors que la liberté suppose une mise à distance (des désirs, par exemple) sous la forme d'une œuvre tangible (la loi écrite, par
exemple) ; 3° il concerne l'absolu et donne une image de la liberté sous la forme de l'omnipotence : je peux faire ce que je veux.
À
l'inverse, la liberté est plus complexe : elle concerne tous les sujets, elle est médiate et n'a rien donc d'absolu ; en ce sens, elle est
bien la manière qu'a le sujet de s'ouvrir – en se limitant – aux autres, alors que le sentiment nous laisse enfermer en nous-mêmes.
Dès lors, on peut dire que le fait de se sentir libre ne nous apporte pas la liberté..
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