le droit n'est-il que l'expression de rapport de forces ?
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«
[Introduction]
Le droit substitue au règne de la force celui de la justice.
Les conflits entre les particuliers cessent de tourner à
l'avantage du plus puissant; ils sont désormais arbitrés par des juges appelés à appliquer avec impartialité les lois.
Cependant, si le droit doit être plus qu'un bel idéal, il faut qu'il s'impose dans un monde gouverné par la loi du plus
fort.
Il doit avoir la force nécessaire pour vaincre tout ce qui s'oppose à lui.
Dès lors, n'est-il pas lui-même tributaire
des forces grâce auxquelles il devient effectif? Ce qui se pare du nom de justice n'est-il pas alors l'intérêt d'un
groupe particulier savamment — et peut-être inconsciemment — déguisé? Le droit est-il condamné à rester un idéal
pour rester lui-même ou peut-il triompher sans se dénaturer? À quelles conditions peut-il être autre chose que
l'expression de rapports de force?
[I.
Le droit s'oppose à la force.]
[1.
Le droit met fin au règne de la force.
]
Le droit est l'ensemble des lois qui définissent le permis et l'obligatoire à l'intérieur d'une société donnée.
Sans
l'existence de telles règles, chacun porterait atteinte aux biens et à la personne d'autrui.
Il n'y aurait pas de limite à
cette liberté si ce n'est celle que la force opposerait à la force ; on entrerait dans un cycle sans fin d'agressions et
de représailles.
Une société sans droit ressemblerait fort à l'état de guerre décrit par Hobbes.
Loin d'exprimer des
rapports de force, le droit en est donc la négation.
Les relations régies par le droit s'opposent en tous points aux rapports de force.
À l'affrontement direct, le droit
substitue la médiation d'un tiers (justice, police).
Par opposition à l'arbitraire de l'autodéfense, la loi fixe les droits de
chacun et prescrit des sanctions proportionnées à la gravité de la faute.
Les lois s'opposent aux rapports de force
en ce qu'elles sont universelles dans leur forme et tendent, par leur contenu, au bien commun.
Même si elle ne s'applique que dans un périmètre déterminé, la loi est une figure de l'universel.
Tous, quels que
soient leur force, leur pouvoir, leur religion, leur sexe, sont égaux devant elle (voir l'article premier de la Déclaration
des droits de l'homme et du citoyen de 1789).
Il n'y a ni fort, ni faible au regard de la loi.
D'autre part, si elle
n'exprimait que l'intérêt d'un groupe, aussi grand soit-il, la loi serait à juste titre considérée par le reste des citoyens
comme une contrainte illégitime.
Elle ne serait que le leurre par lequel le puissant exercerait sa domination.
La loi
doit donc tendre au bien commun.
Cette notion de bien commun est, il est vrai, problématique, puisqu'elle suppose
que les intérêts particuliers puissent trouver un point d'accord.
C'est cependant à cette condition que le droit cesse
d'être un rapport de force, car en y obéissant, chacun y trouve le maximum d'intérêt compatible avec la vie sociale.
[2.
La force est au service du droit, non à son fondement.
]
Si tout oppose le droit à la force, on objectera pourtant que sans un recours à la force, le droit serait réduit à
l'impuissance.
Quelle que soit la capacité du droit à régler verbalement des affrontements physiques, l'usage de la
force ne peut être complètement exclu.
Des sanctions adéquates obligeront le citoyen récalcitrant à respecter la
loi.
Cet usage de la force diffère néanmoins considérablement de tout autre rapport de force.
Le voleur n'est pas aux
prises avec une volonté particulière mais avec la volonté générale : la police agit « au nom de la loi ».
Même si, pour
des raisons pratiques (tous les citoyens ne peuvent pas intervenir directement dans les opérations de maintien de
l'ordre), elle est composée d'individus particuliers, la police représente la force publique, c'est-à-dire la force qui naît
de l'union de tous les citoyens.
Il y a donc bien un usage de la force, mais le droit ne saurait exprimer des rapports
de force puisqu'au contraire, le recours à la force n'existe qu'à partir du droit.
Le mot « exprimer » supposerait quant
à lui, une antériorité de la force sur le droit.
Le droit supprime donc les rapports de force pour en instituer un
nouveau : celui qui oppose l'individu à la société tout entière.
En quoi à présent la contrainte exercée par la société sur l'individu est-elle d'une nature différente des autres
rapports de force? Pour le libertaire, la loi n'est qu'une entrave : ma liberté, au lieu d'être niée par autrui, l'est par
les forces répressives et, à travers elles, par la société entière.
Certes, on pourra en toute rigueur dire que la loi
n'exprime pas un rapport de force; cependant l'essence de la loi serait l'oppression de l'individu par le groupe,
l'individu n'étant pas libre d'accepter ou de refuser les lois.
Le droit reposerait donc bien sur un rapport de force
fondamental, celui par lequel l'individu est contraint de renoncer à sa liberté pour servir la loi.
L'usage de la force est
bien réglé par les lois, mais l'existence même des lois est une violence.
Cela nous amène à poser la question de la
légitimité de cette contrainte.
[3.
Le droit résulte d'une libre décision de chaque citoyen : la notion de contrat social.]
Si c'est un homme, ou un groupe déterminé, qui m'impose de vivre sous des lois, alors le droit n'est effectivement
qu'un rapport de force.
C'est, par exemple, le cas lorsque la mafia oblige les commerçants à accepter la « loi du
milieu ».
L'existence de lois ne sera donc légitime qu'en provenant d'une décision unanime de chaque futur membre
de la communauté de droits.
Cet acte premier, fondateur du droit, est ce que les philosophes du XVIIIe siècle ont
appelé le « contrat social ».
Rousseau, en particulier, montre que cette libre décision est motivée par le fait que les
individus, dont la liberté est entravée par des rapports de force sauvages, ne peuvent en reprendre possession
qu'en commençant par y renoncer complètement.
Le seul moyen pour l'individu de n'être jamais pris en défaut par
plus fort que lui est de se mettre à l'abri des lois.
L'abdication de ma liberté est totale — puisque c'est encore la loi.
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