Le don n'est-il qu'une des formes de l'échange ?
Extrait du document
«
Définition des termes du sujet:
ÉCHANGE: Du latin excambiare, « échanger », «troquer» (de cambiare, «changer »).
En droit, contrat par lequel deux parties se donnent respectivement une chose pour une autre.
En économie, transfert réciproque de biens
ou de services, soit directement (troc), soit indirectement (par l'intermédiaire de la monnaie).
DON:
Du latin donum, «don ».
Transfert de biens sans contrepartie.
Avantage naturel, aptitude innée (exemple : un don musical).
• Pour le sociologue Marcel Mauss (1872-1950), le don n'est jamais totalement désintéressé.
Donner, c'est avant tout « manifester sa
supériorité » ; et accepter un don sans rien donner en retour revient à « se subordonner ».
Introduction
La question est provocatrice, et c'est d'ailleurs bien son rôle : nous concevons en effet habituellement le don comme un geste sans
contrepartie, un aller sans retour.
Or l'énoncé présuppose au contraire explicitement que le don est une des formes de l'échange.
Est-ce à
dire que le don est une forme déguisée de l'échange, et plus largement qu'il n'y a entre les hommes que des échanges économiques
quantifiables ? Y a-t-il une qualité désintéressée du don, ou le don n'est-il qu'un investissement quantifiable et intéressé ?
I — Le pur don est-il possible ?
a) L'idée qu'un cadeau puisse relever de l'échange, c'est-à-dire être toujours intéressé, heurtera les âmes de ceux qui croient en une
générosité possible, et leur paraîtra d'un cynisme effrayant.
Et en effet, à première vue, le don est désintéressé : faire un cadeau, c'est
chercher à faire plaisir, et dans le cadeau, autrui est considéré a priori non comme un moyen, mais comme une fin en soi.
Pourtant, à
mieux y regarder, il faudrait creuser ce qu'on appelle le plaisir d'offrir, et mesurer l'embarras qu'il y a parfois à recevoir.
Les fleurs et les
bijoux dont le prétendant couvre celle qu'il courtise ne sont-ils pas en quelque manière des appels clairs et pressants à une réciprocité
implicite ? Pourquoi refuserions-nous parfois certains cadeaux s'ils ne nous transformaient implicitement en obligés ?
Si on l'inscrivait dans le cadre général de nos relations à autrui, ce soupçon signifierait qu'aucun véritable altruisme n'est imaginable, et
que toute attitude altruiste dissimule le comble du souci de soi (dans le cadeau, c'est mon image de généreux donateur que je cultive).
Mais ce n'est pas ce qu'il s'agit de déterminer ici ; cette analyse met en évidence une sorte de « contagion économique », ou de pollution
sociale du don qu'il s'agit de mettre au jour.
b) Que penser du don, en un temps où le don est encouragé par des déductions d'impôt ? Qu'au lieu d'être un acte n'engageant que
deux parties, le don est toujours déjà inscrit dans un cadre social qui est celui de l'échange.
Ce constat de fait ne présuppose aucun
machiavélisme ou aucun égoïsme outrancier ; l'inscription d e l'homme dans des relations sociales implique simplement que le don
devienne à son tour une réalité sociale, ou presque une obligation sociale.
Le don est ainsi ritualisé : et nos calendriers portent la trace de
cette ritualisation (fêtes, anniversaires, etc.).
En ce sens, il paraît difficile de penser le don hors du cadre de l'échange : non que l'homme
soit fondamentalement égoïste et intéressé ; mais le cadre social lui préexiste et ne peut pas ne pas le déterminer.
II — Le don comme prestation
a) Le sociologue français Marcel Mauss s'est intéressé au don dans les sociétés primitives.
Étudiant les tribus du nord-ouest de l'Amérique
du Nord, il reprend le vocable chinook du « potlatch », ce qui à l'origine, signifie « nourrir » ou « consommer ».
Cette pratique consiste en
un don obligé, qui se caractérise à la fois par l'obligation de donner et de rendre ces dons.
Mauss met en avant le caractère systématique
de ces pratiques, organisées en un système de rivalité : il s'agit de surenchérir sur les dons de l'autre, ce qui explique ce que Mauss
appelle l'« allure agonistique » (le combat) de cette prestation.
L'enjeu du don est ici l'établissement d'une hiérarchie, d'une supériorité : «
donner, c'est manifester sa supériorité », commente ainsi Mauss.
On le voit, le don ici n'est aucunement désintéressé.
Il se comprend
comme une prestation, et l'origine économique de cette métaphore est explicite à cet égard.
Être le premier, le plus beau, le plus chanceux, le plus riche, maintenir son rang, accroître son prestige, voilà ce qui est recherché à travers
le don : le bien et le plaisir sur lesquels insistent les morales de l'Antiquité.
Le don appelle toujours l'obligation de rendre.
C'est ce que
montre Marcel Mauss dans son Essai sur le don, en analysant l'exemple du « potlatch », ensemble de fêtes, de cérémonies, de rituels, où
les clans rivalisent de dons prodigués ou détruits pour manifester leur prestige, leur honneur.
Le potlatch comporte une triple obligation
donner, recevoir, rendre dans une dynamique d e surenchère.
C'est une règle de toujours donner plus qu'on a jamais reçu.
Tout nourriture, femmes, enfants, biens, talismans, sols, travail, services, valeurs, offices sacerdotaux et rangs - est matière à transmission et
à reddition (M.
Mauss, op.
cit., p.
163).
La générosité a alors une signification économique et sociale.
Mais cette dimension économique n'est pas seule présente dans le « potlatch » : on ne s'échange en effet pas que des biens d'utilité,
puisqu'on s'échange aussi « des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des
fêtes » : ces constatations amènent Mauss à définir ces dons comme une prestation sociale, engagés dans un « système de prestations
totales ».
En effet, une dimension politique et une dimension sacrée en gouverne le principe, au même titre que la dimension
économique.
Si le don se comprend donc bien dans le cadre de l'échange, ce n'est pas forcément au strict sens économique du terme.
b) Le don paraît donc toujours déjà engagé dans la sphère d e l'échange, mais pas nécessairement au seul sens économique de
l'échange.
Le don repose sur un échange social, au terme duquel l'exigence de réciprocité paraît claire, sans précipiter pour autant
l'homme dans l'égocentrisme le plus noir, et sans que pour autant le don soit toujours engagé dans les eaux froides du calcul.
S'il en est ainsi, c'est qu'il y a peut-être un état social de l'homme, état duquel il est toujours déjà partie prenante.
Smith et Ricardo
voulaient voir en l'homme une disposition naturelle à échanger, à commercer ; il faudrait ici élargir ce postulat à l'aspect social de
l'échange pour ne pas enfermer le don dans le machiavélisme.
Le don est implicitement engagé dans la possibilité d'un échange : dire
cela, ce n'est pas réduire l'homme à un homo oeconomicus, mais c'est reconnaître avec Aristote son état d'animal politique et social.
Conclusion
Le don est donc paradoxalement à inscrire dans l'échange, même quand cette réciprocité n'est pas assumée.
Le don ne se comprend en
effet que comme acte social, qui se comprend dans le cadre d'un échange social qui n'est pas réductible au sens économique du terme..
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