Le discours (le dialogue) peut-il abolir toute violence ?
Extrait du document
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Bien souvent, nous prenons le dialogue pour l'expression même de la tolérance et de l'ouverture d'esprit.
Dialoguer, le plus souvent, c'est bien soumettre notre opinion ou notre conviction à la critique ou à la contradiction de
l'Autre.
C'est aussi accepter une opinion contraire à la nôtre, qui puisse être dans le vrai.
Mais que se passe-t-il alors quand chacun est persuadé de détenir la vérité ? Que devient le dialogue ? Celui-ci
s'apparente à un dialogue de sourds, où c'est celui qui parlera le plus fort qui l'emportera.
Il devient un pur rapport de
force où il s'agit d'imposer son point de vue à un autre, qui a nécessairement tort.
Remarquons que l'échange adopte
alors un ton menaçant, quand il n'emploie pas directement des insultes...
Nous voyons ici en quoi le dialogue par
l'intermédiaire des mots et du non-dit peut masquer une violence.
Se demander si le discours peut abolir toute violence, c'est s'interroger sur la possibilité d'abolir, par la parole, toute forme de violence.
En effet, si le
langage peut passer à bon droit pour ce qui différencie l'homme de l'animal, c'est-à-dire nous introduit, par-delà la violence, à l'élément du discours, il n'est
pas certain que le dialogue lui-même soit exempt d'une certaine violence.
Ainsi, il n'est pas seulement question de glorifier la parole comme le lieu des
échanges pacifiés, mais de s'interroger sur la possibilité de voir la violence émerger au sein même du dialogue et la menace qui pèse sans cesse de la voir
surgir de nouveau.
Dès lors, le dialogue peut-il abolir toute violence, c'est-à-dire à la fois celle dont il se détache primitivement et surtout celle qu'il tend à
instaurer à son tour ?
I – La Cité et la parole
Dans la Politique, A ristote définit l'homme comme « animal politique », c'est-à-dire qui vit dans une communauté
politique que l'on appelle C ité (polis).
Mais, à la différence des animaux qui vivent en communauté (fourmis, abeilles),
l'homme possède le langage ( logos).
Tandis que les animaux sont dotés d'une « voix » (phonè), c'est-à-dire d'un système
de communication leur permettant d'exprimer le douloureux et l'agréable, mais qui ne leur permet pas de s'arracher du
moment présent et de l'impression qui lui est associée, l'homme, par le langage, est susceptible d'exprimer des pensées
indépendantes de ce qu'il vit dans le moment, c'est-à-dire qu'il peut énoncer des propriétés, des relations ou des
valeurs abstraites.
L'homme ne se contente donc pas de communiquer, mais il peut mettre en commun des valeurs
sociales abstraites, comme le bien et le mal, le juste et l'injuste, etc.
A insi, les rapports interhumains se fondent sur la parole non violente, c'est-à-dire le dialogue autour de valeurs
communes.
Alors que la violence, comme manifestation d'une force physique tend toujours à contraindre autrui, la C ité
émerge autour de la possibilité du langage et la parole.
C'est en dialoguant, au tribunal ou à l'assemblée, que le citoyen
obtient la reconnaissance de ses droits et participe aux décisions qui engagent la vie de tous et de chacun.
II – La rhétorique et la violence du discours
La parole, comme lieu du dialogue, implique une rupture initiale avec le régime de violence qui caractérise la vie animale,
dénuée de valeurs et de discussion concernant ces valeurs.
C ependant, pour que le dialogue possède une authentique
dimension, il ne doit pas seulement se substituer à la violence, mais proprement l'abolir.
En d'autres termes, le dialogue
se trouve toujours sous le coup d'une menace, celle du retour de la violence sous une forme raffinée, qui n'est plus
d'ordre physique, mais verbal.
Cette constatation, Socrate la fait à propos de la rhétorique.
Celle-ci se définit comme un
art de la parole qui se pratique dans des lieux spécifiques de la Cité, tels l'assemblée ou le tribunal.
Elle procède par
argumentation, c'est-à-dire l'échange d'arguments, dans le but de persuader l'auditeur.
En cela, elle est un discours raisonnable, car elle n'est ni une
démonstration nécessaire (de type mathématique) ni un discours violent, dissimulé dans la séduction des arguments.
Cependant, comme son but est de persuader, la rhétorique a été utilisée par les sophistes comme un art de contraindre l'auditeur grâce à des
arguments spécieux (le sophisme), des effets de style, etc.
en vertu desquels le discours ne fait que décomposer les certitudes (au lieu d'en fournir) et fait
violence aussi bien à celui qui l'écoute qu'au bon sens ou au savoir lui-même.
Dès lors, le dialogue n'est plus qu'une manière d'imposer une opinion particulière ou une intérêt propre, preuve que l'abolition de la violence
(physique) par le discours n'empêche pas sa survivance au sein même du discours.
III – La dialectique platonicienne
Le discours se retrouve ainsi soumis à la tentation d'une violence raffinée due à la persuasion rhétorique et à ses arguments fallacieux : par exemple,
Épiménide le C rétois dit « Tous les Crétois sont des menteurs » ; cela signifie qu'il ment et que les C rétois ne sont pas des menteurs.
Or, si les C rétois ne
mentent pas, Épiménide dit vrai quand il parle.
Donc, il est un menteur, etc.
Bref, si le discours est hanté par la violence, peut-il de lui-même abolir ce
résidus ?
Pour Platon, si le dialogue veut mettre un terme à toute violence discursive (propre au discours), il doit permettre l'accès à une connaissance des
choses qui soit stable et scientifique, c'est-à-dire qui se situe au-delà de la diversité des opinions.
Pour cela, le discours ne doit plus être purement logique,
mais il doit devenir ontologique.
C ela signifie que le dialogue ne doit plus relever seulement de la parole ( logos à logique), mais il doit dire ce qui est (on =
être à ontologique).
Aussi, Platon ne parle-t-il plus seulement de dialogue ou de discours, mais de dialectique.
De quoi s'agit-il ?
La dialectique est une méthode de conversation qui permet de dégager la vérité des thèses ou des idées couramment reçues.
De manière précise,
elle permet l'accès à ce que Platon nomme les Idées et qui représente ce que sont les choses en elles-mêmes.
Ainsi, discuter d'une action courageuse,
c'est chercher à déterminer ce qu'est le courage.
La dialectique n'est donc plus simplement le discours comme substitut à des rapports violents et soumis
lui-même à un certain type de violence rhétorique, mais il est une méthode qui permet au dialogue d'échapper à sa violence propre, celle des opinions, en
cherchant à dire ce qui est : la vérité.
En ce sens, si le dialogue peut abolir une violence de première degré, il doit avoir recours à la connaissance, au savoir
vrai, afin d'abolir une violence de second degré, logée quant à elle dans les replis du discours.
Conclusion :
A insi, le dialogue apparaît comme la mise en avant du langage et de la parole au sein des communautés politiques humaines, c'est-à-dire comme
l'arrêt donné à une violence primitive, dépourvue de valeurs collectives.
C ependant, s'il permet d'abolir la violence physique, le dialogue apparaît soumis à
une autre forme de violence, notamment par la rhétorique qui tend à imposer des opinions particulières sous couvert de séduction.
Dès lors, pour abolir
cette violence, le discours doit avoir recours à la connaissance vraie des Idées, c'est-à-dire qu'il doit se hisser, au-delà des apparences, vers ce que sont
les choses en soi.
On s'en rend évidemment compte, c'est toujours l'absence d'une telle quête de la connaissance, autrement dit c'est l'ignorance, qui
menace le discours de retomber dans une violence rhétorique qu'il ne peut pas de lui-même abolir..
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