Le devoir d'oubli n'est-il pas plus nécessaire que le devoir de mémoire ?
Extrait du document
«
Le devoir est le caractère de ce qui doit être, l'obligation morale qui prend la forme d'un commandement ou l'impératif auquel on obéit par respect pour cette
loi morale.
La définition kantienne du devoir peut nous aider à approcher le sujet : il existe d'après Kant des impératifs hypothétiques et des impératifs
catégoriques.
Les premiers sont des commandements qui obéissent à une finalité : ils prescrivent un comportement parce qu'il est conforme à une fin
recherchée (il prend la forme « si tu veux X, alors tu dois Y »).
Les seconds, eux, n'obéissent à aucune condition : ils sont une pure obligation, un « tu dois »
impératif qui ne souffre aucune prise en compte des circonstances et qui s'applique automatiquement.
Qu'entendons-nous par devoir d'oubli ? Par devoir d'oubli nous entendons une obligation d'ordre moral de cesser de nous souvenir du passé.
Le devoir
d'oubli est cette injonction qui nous est faite, sur l'origine de laquelle nous aurons à nous interroger, qui consiste à nous imposer le silence et jusqu'à la
disparition du souvenir de ce que nous avons vu, connu, ou de ce dont on nous a parlé.
En revanche, le devoir de mémoire représente une nécessité morale, redoublée par une injonction sociale, de nous souvenir du passé et plus précisément
des évènements tragiques qui ont émaillés celui-ci.
Un tel devoir est sous tendu par une pensée de l'Histoire bien exprimée par cette phrase de Brecht :
« L'homme est condamné à revivre ce qu'il a oublié ».
C 'est donc parce que nous croyons en la possibilité d'une réitération des évènements historiques au
cours du temps, ainsi qu'en la possibilité d'une éducation de l'homme suffisante pour éviter leur néfaste reproduction, que nous croyons en l'existence d'un
devoir de mémoire.
Une chose qui a le caractère de la nécessité est une chose dont nous avons absolument besoin, que nous jugeons indispensable.
Bien souvent, nous
jugeons une chose nécessaire parce qu'elle incarne une utilité majeure pour la préservation de notre vie : en ce sens nous parlons de la nourriture, de l'eau
et de l'air comme de choses nécessaires, parce qu'il s'agit de moyens pour la continuation de notre existence dont nous ne pouvons nullement nous passer.
Nous nous demanderons donc si le devoir d'oubli est plus nécessaire que le devoir de mémoire, c'est-à-dire, s'il est plus indispensable à l'homme d'obéir à
l'injonction du souvenir ou de l'oubli.
La question au centre de notre réflexion sera de déterminer en fonction de quel concept de nécessité (nécessité
morale, nécessité vitale) nous pouvons dire que le devoir d'oubli est plus nécessaire que le devoir de mémoire.
I.
a.
Le devoir de mémoire est plus nécessaire que le devoir d'oubli car ce dernier n'est pas d'ordre moral
La nécessité absolue du devoir de mémoire…
A première vue, nous pouvons penser que le devoir de mémoire incarne une nécessité infiniment plus grande que le devoir d'oubli.
En effet, le devoir de
mémoire est le plus souvent une injonction d'origine sociale, qui émane de l'Etat par l'intermédiaire de ses représentants (par exemple, les professeurs dans
les établissements scolaires) qui déclare la nécessité de se souvenir d'événements particulièrement douloureux qui se sont déroulés dans le passé.
L'exemple le plus évident de ce devoir est celui de la Shoah : parce qu'il s'agit de l'un des désastres les plus abominables dans toute l'histoire de
l'humanité, nous devons en conserver le souvenir.
Ce devoir a en fait deux origines : tout d'abord, le respect que nous avons pour l'humanité.
En effet, nous
souvenir de ceux qui sont disparus victimes de la barbarie, ou de ceux qui se sont sacrifiés pour que notre présent soit différent du leur (comme les
résistants durant la première guerre mondiale) est une nécessité morale de ce type : nous respectons ceux qui sont morts pour rien, ceux qui sont morts
pour nous, et leur accordons notre souvenir qui est le seul hommage que nous puissions leur rendre.
M ais nous avons également ce devoir de mémoire à
leur égard, parce que nous pensons qu'en nous souvenant du passé, nous pourrons faire en sorte qu'il ne se reproduise pas.
b.
… contre le caractère relatif et contradictoire du devoir d'oubli
A contrario, le devoir d'oubli est relatif et contradictoire.
En effet, l'homme n'a que trop tendance à oublier : le flux continuel des événements, la nécessité
de se garder en vie, sont autant de forces qui le poussent à oublier.
Le devoir, au contraire, est une conquête sur notre nature, un effort emporté sur nousmêmes : nous ne pouvons parler de devoir lorsque nous faisons ce que nous sommes enclins à faire par commodité.
Mais ce concept est également tout
relatif, dans la mesure où, si le devoir de mémoire est clair quant à son objet (il s'agit de se souvenir du passé douloureux) le devoir d'oubli n'a pas
réellement d'objet identifié.
Le devoir d'oubli peut donc être instrumentalisé, être un faux devoir, et un vrai moyen politique, par exemple, pour faire oublier
ce qui est contre l'intérêt de l'Etat (par exemple, les répressions sauvages).
II.
a.
Le devoir d'oubli est plus nécessaire que le devoir de mémoire, car il est indispensable à la vie
La nécessité, caractère de ce qui est indispensable à la vie
Nous aborderons ici le sujet en un autre sens, en entendant différemment le concept de nécessité : car la nécessité, ce n'est pas seulement l'indispensable
pour des raisons morales, mais aussi le vital, l'utile pour la conservation de la vie.
Nous entendrons donc ici dans un sens plus pragmatique le concept de
nécessité, en en faisant moins le caractère de ce qui ne peut être négligé pour des raisons d'ordre moral, et en l'entendant au contraire comme ce qui
caractérise un objet que nous avons intérêt à cultiver, parce qu'il nous permet de vivre.
b.
Le devoir d'oubli est une nécessité pour la perpétuation de la vie humaine
Si nous entendons le concept de nécessité en ce sens, alors il ne fait pas de doute que le devoir d'oubli est infiniment plus nécessaire à la vie que le devoir
de mémoire.
En effet, l'homme serait condamné à mourir si injonction lui était faite de se souvenir de tout : de toutes les catastrophes historiques, ou de
tous les évènements de sa propre vie.
Il y a un coefficient de projection dans l'avenir et de concentration de l'esprit dans le moment présent indispensable à
la perpétuation de l'existence.
C elui qui obéit à un devoir de mémoire trop généralisé ne peut vivre.
Nietzsche défend cette idée dans sa Seconde
considération intempestive : il y a « un degré d'insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit à l'être vivant et finit par l'anéantir ».
Il semble donc que le
devoir d'oubli est plus nécessaire, c'est-à-dire plus utile à la vie que le devoir de mémoire.
III.
a.
Le devoir de mémoire et le devoir d'oubli : deux concepts également impertinents ?
Le devoir de mémoire : une injonction sociale instrumentalisée
Néanmoins, nous finirons par nous interroger sur la validité des concepts que nous manipulons.
Il semble en effet que le devoir de mémoire ne soit en réalité
un devoir d'ordre moral que de nom.
C ar son objet peut être manipulé, il varie selon les circonstances et les intérêts de celui qui le promeut.
En effet, il n'est
pas un impératif catégorique toujours identique à lui-même : « tu dois ne faire de mal à personne » est invariable.
A l'inverse : « tu dois te souvenir » est
toujours un souvenir de quelque chose.
L'injonction sociale qui m'est faite peut être instrumentalisée, dans la mesure où elle a une origine sociale.
Par
exemple, l'Etat peut me dire : « tu dois te souvenir de la défaite de 1870 » ce qui a préparé la première guerre mondiale.
Il semble donc que le devoir de
mémoire n'est devoir que de nom.
b.
Le devoir d'oubli : une propension naturelle plutôt qu'un impératif hypothétique ou catégorique
Il en va de même pour le devoir d'oubli : en effet, l'oubli est une propension naturelle de l'individu, qui n'y est que trop porté par l'intérêt de la conservation
de sa vie, les luttes quotidiennes pour survivre ou sa propre indolence.
Il n'est donc pas une conquête de l'individu, le résultat d'un effort.
Le devoir d'oubli
n'est pas un impératif catégorique, pas plus qu'un impératif hypothétique : il n'est pas le moyen d'autre chose, on ne gagne rien à oublier.
P ar conséquent, il
semble en définitive impropre de parler de devoir pour ce qui représente une inclination que l'homme ne possède que trop.
Conclusion
A première vue, le devoir de mémoire est bien plus nécessaire que le devoir d'oubli, contradictoire et relatif.
M ais ce dernier est plus nécessaire à la vie, à
sa conservation.
En définitive, ces deux devoirs semblent moins opposés par leurs différents degrés de nécessité, que réunis par une critique qui en fait
deux concepts impertinents..
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