Le concept d'angoisse - Søren Kierkegaard
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L'instant est cet ambigu où le temps et l'éternité sont en contact, posant ainsi le concept de temporalité où le temps interrompt constamment l'éternité, et où l'éternité pénètre sans cesse le temps. C'est alors seulement que prend son sens la répartition de tout à l'heure en temps présent, temps passé et temps à venir.
A cet énonce, on remarque aussitôt qu'à un certain point de vue l'avenir signifie plus que le présent et le passé ; car l'avenir est en un sens le tout dont le passé est une partie, et il peut, si l'on veut, désigner le tout. La raison en est que l'éternel désigne en premier lieu l'avenir, ou que l'avenir est l'inconnu où l'éternel, incommensurable au temps, entend néanmoins demeurer en rapports avec lui Le possible correspond exactement à l'avenir Le possible est pour la liberté l'avenir, et l'avenir est pour le temps le possible. A l'un et à l'autre correspond dans la vie individuelle l'angoisse. Aussi le langage est‑il parfaitement autorisé à rattacher l'angoisse à l'avenir. Sans doute, l'on dit parfois que l'on est dans l'angoisse du passé, ce qui semble contredire. Cependant, l'on voit à l'examen que cette manière de parler vise de manière ou d'autre l'avenir. Le passé qui m'angoisse doit me réserver un possible. Si par exemple je suis dans l'angoisse en songeant à un malheur passé, ce n'est pas parce qu'il est passé, mais parce qu'il peut se répéter, surgir dans l'avenir. Si je suis dans l'angoisse d'une faute commise, c'est que je n'en ai pas fait essentiellement pour moi un passé et que, par une fraude quelconque, je l'empêche d'être passée. Car si elle est réellement passée, je ne puis en éprouver de l'angoisse, mais seulement du repentir. Si je ne me repens pas, c'est que je me suis d'abord permis de rendre dialectique le rapport que je soutiens avec ma faute qui, de ce fait, est devenue une possibilité, et non un passé. Si je suis dans l'angoisse devant le châtiment, ce n'est qu'au moment où il entre en un rapport dialectique avec la faute (autrement, je subis ma peine et alors, je suis dans l'angoisse du possible et de l'avenir).
Nous voici donc où nous en étions au premier chapitre. L'angoisse est l'état psychologique qui précède le péché, s'en approche aussi près que possible, de façon aussi angoissante que possible, sans toutefois expliquer le péché, qui ne surgit que dans le saut qualitatif.
A l'instant où le péché est posé, la temporalité est culpabilité. Nous ne disons pas que la temporalité est culpabilité, pas plus que le sensible ne l'est ; nous disons que, le péché se posant, la temporalité est synonyme de culpabilité. C'est pourquoi l'homme qui vit seulement dans l'instant, abstraction de l'éternel, pèche. Pour me faire entendre, en me servant d'un langage insensé, si Adam n'avait pas péché, il serait au même instant entré dans l'éternité Mais dés que le péché est posé, il est vain de vouloir faire abstraction de la temporalité, non moins que du sensible.
Bien que l'insensibilité ne connaisse pas l'angoisse qui en est exclue, comme l'esprit, l'angoisse est pourtant là qui attend. On peut s'imaginer un débiteur assez habile pour se gausser de son créancier et le payer de bonnes paroles ; mais il est un créancier que l'on ne prend jamais au dépourvu, et c'est l'esprit. Vue de l'esprit, l'angoisse n'est donc pas absente de l'insensibilité ; elle s'y trouve cachée et masquée. Et même, on tremble de la voir ; car si le spectre de l'angoisse est terrible aux yeux de l'imagination, il effraierait bien davantage encore si on le voyait sous le travestissement qu'il trouve bon de prendre pour ne pas paraître tel qu'il est, ce qui n'empêche qu'il le soit Quand la mort se présente sous son aspect véritable, en morne moissonneur décharné, on ne la regarde pas sans effroi ; mais quand, pour se jouer des hommes qui croient pouvoir la railler, elle s'avance déguisée ; quand le spectateur s'aperçoit que l'inconnu, dont la courtoisie enchante tous les hommes et les plonge dans la folle gaieté du plaisir, est la mort, alors un immense effroi s'empare de lui.
«
Un penseur religieux
La foi chrétienne est la donnée fondamentale de la vie et de la pensée
de Kierkegaard comme de la société protestante dans laquelle il
vit.
Il n'en explique pas les fondements et n'a d'autre dessein que
ramener la société danoise vers une religion authentique, aux antipodes
d'un christianisme de façade et de confort ; l'individu doit
s'engager, porté par le dynamisme de sa subjectivité.
L'homme est
un être déchiré, accablé de souffrance, soumis à la crainte et au
tremblement grâce auxquels il peut s'ouvrir à la parole de Dieu.
L'angoisse
Plus l'angoisse est profonde, plus la spiritualité est féconde.
Elle
désigne d'abord une liberté entravée « où la liberté n'est pas libre en
elle-même »30, mais aussi un vertige de la liberté « qui naît parce que
l'esprit veut poser la synthèse et que la liberté, plongeant alors dans
son propre possible, saisit à cet instant la finitude et s'y accroche ».
L'accroissement quantitatif de l'angoisse est une conséquence
du saut qualitatif par lequel l'individu pèche librement.
Elle se
vit d'abord dans l'instant, point de contact du temps et de l'éternité,
puis se lie au possible car la faute est toujours un possible.
Kierkegaard distingue :
l'angoisse du mal qui nie le péché et a d'ordinaire le dessus ;
elle se jette dans le repentir qui pousse à la folie parce que
condamnation et peine sont certaines ; l'individu est littéralement
traîné dans la vie jusqu'au supplice ;
l'angoisse du bien, elle est crainte devant l'éternité, elle est
« le Démoniaque », cette « liberté qui veut se circonscrire » ;
l'esprit veut qu'on le laisse dans sa misère.
L'homme étant une synthèse, il éprouve l'angoisse qui le forme
en se dépouillant de ses illusions ; elle éduque en corrodant toute
chose du monde fi ni.
Elle est « le possible de la liberté », seule cette
angoisse « forme par la foi l'homme absolument, en dévorant toutes
les finitudes, en dénudant toutes les déceptions ».
La présence en
nous de ce révélateur permet à l'homme de se saisir comme esprit,
l'angoisse donne à notre vie son sens le plus profond.
Le salut au bout de l'absurde
Le christianisme est source de paradoxes : l'amour que Dieu
porte à l'homme l'effraie sinon le désespère, mais encore lui
donne l'espérance au sein d'un monde absurde ; seule l'expérience
religieuse personnelle, comme un saut dans le vide, est à
même de nous sauver et de nous rendre à nous-mêmes..
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