Le beau est-il utile?
Extrait du document
«
Analyse :
• Etymologiquement, le terme « beau » renvoie au latin bellus et bonus.
Cette association entre le beau et le bon se retrouve dans des expressions courantes comme « bel et bien ».
Elle est également présente dans la tradition
philosophique.
Socrate qualifie, dans l'Hippias majeur, de « belle » une cuiller de figuier plus apte à tourner la soupe qu'une cuiller d'or.
Dans la Critique de la
faculté de juger, Kant désigne par la notion de beauté adhérente celle qui correspond à une fin bonne.
Un beau cheval de course est celui dont on admire la
fine musculature et l'aptitude à gagner des courses.
Le beau est donc utile au sens où il est une puissance capable de viser une fin bonne.
• Néanmoins deux caractéristiques du beau remettent en cause l'identification du beau au bon : son hétérogénéité et sa singularité.
Devant la diversité des
belles choses, il semble difficile de regrouper tout ce qui est qualifié de « beau » sous le même concept d'utilité.
Peut-on parler d'une utilité identique pour
de beaux couverts ou un beau meuble et une fugue de Bach? Davantage, la vraie beauté rayonne par son originalité et sa singularité.
C ela lui donne le
privilège de capter toute notre attention et parfois d'emporter notre dévotion à tel point que nous sommes prêts à faire de grands sacrifices pour se
l'approprier et d'exiger des autres qu'ils partagent notre enthousiasme.
On reconnaît dans la dévotion sacrificielle et l'ouverture à l'universalité un enjeu
spirituel.
Mais peut-on encore parler « d'utilité » ?
Problématique :
•Pourquoi le beau ne peut-être utile au sens où il permet de satisfaire des intérêts communs ? Mais le beau n'a-t-il pas le privilège de satisfaire les intérêts
supérieurs de l'esprit ? Or ne faut-il pas dépasser le beau canonique en intégrant ce qui lui est opposé pour vraiment réaliser une dimension spirituelle ?
Plan :
1-Le beau ne peut satisfaire nos intérêts communs.
• Si l'on définit l'utile comme le moyen d'atteindre une fin qui satisfait un besoin, il semble s'opposer au beau.
En effet, le beau représenté ne peut devenir
utile tandis que le beau naturel, devenant utile, perd sa beauté.
Il est impossible de savourer les pommes de Cézanne, ni d'utiliser une faux peinte dans un
tableau de Van Gogh.
Des fleurs cueillies dans un champ pour faire des huiles essentielles sont détruites dans le processus de fabrication.
Ici, servir, c'est
enlaidir et même anéantir.
• Pas plus que le besoin, le beau ne semble servir un intérêt moral.
La critique d'Homère faite par Platon dans la République est à ce sujet édifiante.
Pour
Platon, le poète ne doit pas représenter les querelles entre les dieux, leurs passions et leurs mauvaises actions au nom du principe que « Dieu n'est pas la
cause de tout », mais seulement du bien.
Si un tel principe était respecté, toute la mythologie disparaîtrait.
De même, d'après l'interdiction de se faire une
image de Dieu, une grande partie de l'art occidental serait anéantie.
• Qu'en est-il de l'intérêt que l'on porte à la connaissance ? Le beau est-il un moyen pour le satisfaire ? Là encore la réponse est négative.
L'effort
scientifique cherche à représenter objectivement la nature.
Il vise à construire une copie fidèle du réel.
A u contraire, le travail de création manifeste la
subjectivité de l'artiste.
Goethe se moquait de Newton lorsqu'il voulait saisir l'essence de la lumière à travers une fente, dans une pièce obscure.
Heureusement que les scientifiques n'ont pas suivi le goût de Goethe pour les grands espaces.
• Faut-il en conclure comme Théophile Gautier qu' « Il n'y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c'est
l'expression de quelque besoin, et ceux de l'homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature.
» ( Préface de Mademoiselle de Maupin ).
Ou le beau est-il pas destiné à une fin supérieure ?
2-Le beau est au service des intérêts de l'âme.
• Dire que le beau n'est pas utile pour satisfaire des intérêts communs, c'est lui attribuer un pouvoir de détachement.
Lorsque nous faisons une expérience
forte de la beauté, nous sommes l'objet d'un ravissement qui nous transporte dans un monde idéal.
Là nous sommes éveillés à une idée de perfection qui
reflète notre propre nature.
C'est une telle expérience que Platon met en scène dans le Phèdre.
Pour Platon, au contact de la beauté, l'âme voit des ailes lui
pousser.
Grâce à elles, elle peut se transporter vers cette patrie céleste, lumineuse et bienheureuse.
Platon souligne que « dans la lumière pure, nous étions
purs ».
• Platon donne une expression philosophique au beau idéal de la Grèce classique.
C e beau est simple, proportionné, sans corruption, ni difformité.
Il est le
propre des dieux de l'Olympe, ces âmes bienheureuses soustraient à tous les maux de ce monde.
C 'est le beau taillé dans la pierre du temple et de la statue
qui l'habite.
• Or, au cours de l'histoire, le beau idéal est devenu académique.
En France, les académies royales de peintures et de sculptures, créees par Louis XIV en
1648, ont énoncé les principes de la production du beau : hiérarchie des genres, supériorité du dessin sur la couleur, imitation des anciens et de la nature
etc....
• Mais la conception idéale et académique du beau préjuge de ce qui est beau et finit par l'enfermer dans une vision étroite.
C'est contraint par de tels
préjugés que Zola juge l'œuvre de C ézanne.
Zola qualifie Cézanne « d'artiste raté ».
Ce jugement est la conséquence de l'idéologie que Zola a de l'art.
Il
doit être une fenêtre transparente sur le réel, ce qui condamne la perspective sans académisme et les contours peu lisses des objets peints par Cézanne.
• Que doit-on conclure de la critique de l'académisme ? Doit-on soutenir la relativité du beau et finalement déclaré comme Duchamp « la mort du beau » ?
Ou ne doit-on pas redéfinir l'intérêt supérieur qu'il prétend servir ?
3-Le beau satisfait notre intérêt spirituel.
• Si l'on identifie le beau à l'inutile, on est conduit à soutenir un relativisme absolu.
C'est ce que le montre le geste de Duchamp qui promeut au rang
« d'œuvre d'art » un urinoir simplement en l'exposant dans un musée.
Par contraposition, la discrimination du beau implique une utilité ou un sens.
• Davantage, on peut soutenir, comme Kandinsky, dans Du Spirituel dans l'art, et dans la peinture en particulier , que des œuvres apparemment dénuées de
sens sont celles qui en ont le plus.
Ce constat résulte de la contradiction entre l'exigence spirituelle et l'habitude du regard.
C e dernier est attaché à ce qui
est extérieur, alors que l'accès au spirituel passe par la conformité à cette règle : appauvrir l'extérieur, c'est enrichir l'intérieur.
• On trouve, dans l' Esthétique de Hegel, une expression philosophique de cette règle par l' analyse de l'art romantique.
Pour Hegel l'art romantique succède
au beau idéal de l'art classique de la Grèce et achève le développement de l'idée du beau.
C et art, qui regroupe la totalité de l'art médiéval et moderne
depuis les origines du christianisme, comprend que les intérêts de l'esprit ne peuvent être réalisés que si le beau implique, intègre ce qui lui est opposé : le
mal, la mort, le grotesque, le laid.
Hegel rompt avec Kant, pour qui la beauté naturelle tient une large part.
La contemplation de la belle nature accorde
mystérieusement l'imagination et l'entendement.
Hegel rejette la beauté naturelle, car la beauté artistique étant un
produit de l'esprit lui est nécessairement supérieure.
C'est pour nous et non en soi et pour soi qu'un être naturel peut
être beau.
L'imitation de la nature n'est donc pas de l'art, tout au plus un exercice d'habileté, par lequel on imite le
Créateur.
Il y a plus de plaisir à fabriquer des outils ou des machines qu'à peindre un coucher de soleil.
La valeur de l'art
est tout autre : c'est l'esprit à l'oeuvre, qui s'arrache de la nature en la niant.
A u moyen de l'art, l'homme se sépare de la
nature et se pose comme distinct.
L'art peut donc faire l'objet d'une science, pense Hegel, il suffit d'en montrer la
nécessité rationnelle dans l'histoire de l'humanité.
L'oeuvre d'art ne décrit pas une réalité donnée, elle n'est pas faite
pour notre plaisir, mais l'art est en son essence une intériorité qui cherche à s'exprimer, à se manifester ; c'est un
contenu qui cherche une forme, un sens qui veut se rendre matériel.
On ne peut le condamner pour son apparence, car il
faut bien à la vérité une manière de se montrer.
L'art étant historiquement la première incarnation de l'esprit, il se
confond d'abord à la religion : la religion grecque est l'art grec lui-même.
Ce sont Homère et Hésiode qui ont inventé les
dieux grecs.
Cet âge d'or de l'art, que Hegel définit comme "classique", sera dépassé par l'art romantique avec
l'apparition du christianisme.
La religion chrétienne est essentiellement anthropomorphique : le divin est le C hrist, soit
une pure individualité charnelle, qui a souffert et qui est morte en croix.
Seul l'art peut ici donner une représentation
charnelle de ce divin, dont le passage historique a été fugitif, et si l'art est mort dans notre société moderne, c'est
probablement pour la raison que la spiritualité chrétienne ne suffit plus tout à fait aux besoins de l'esprit.
Le beau est une idée, soit l'unité d'un concept et de la réalité.
Le concept est l'âme tandis que la réalité en est
l'enveloppe charnelle.
Le beau est donc la manifestation sensible de cette unité ; il exprime une réconciliation.
Il est
naturel qu'il échappe à l'entendement qui sépare et qui divise, de même qu'à la volonté qui cherche à soumettre l'objet à
ses propres intérêts.
Tout ce qui est libre, indépendant, infini, conforme à la seule nécessité de son concept, peut être
dit beau.
De plus, un bel objet est vrai, puisqu'il est conforme à son être.
C ela implique qu'aucun organisme vivant ne
pourra être beau, parce que soumis au besoin, il n'a pas de véritable liberté.
Seule la beauté artistique peut être accomplie : elle représente l'idéal.
L'idéal
est soustrait de la vie quotidienne imparfaite et inauthentique.
Il incarne l'universel dans l'individualité absolument libre et sereine : le symbole en est
l'individualité apollinienne, perfection d'harmonie et de forme, sérénité conquise sur la douleur.
En un sens, cette beauté idéale est hors du temps et de
l'histoire, symbole de l'éternité.
Si cet idéal de beauté est désormais révolu, alors qu'il culminait dans l'art grec, c'est que l'organisation sociale et la
production économique sont devenues prévalentes, soudant les individus dans des rapports de besoin, d'échange et de travail complexes et étroits.
L'Idéal.
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- LA CONSCIENCE FICHE DE COURS
- la souffrance est elle toujours utile ? (introduction)
- Hume: Le beau peut-il être utile ?
- ROUSSEAU: «Mais dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre, dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux, l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire, et
- Expliquez et discutez la pensée suivante d'un grand mathématicien : « Il ne faut pas dire : la science est utile parce qu'elle nous permet de construire des machines; mais : les machines sont utiles parce qu'elles nous permettent de faire la science. » C