L'artiste crée en faisant - ALAIN
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«
L'artiste crée en faisant - ALAIN
Celui qui imagine aisément des romans n'en écrit point qui vaillent.
Un fou n'est nullement artiste, quoiqu'il croie voir beaucoup de
choses que les autres ne voient point.
Et son erreur est de vouloir régler ses actions sur ses vaines images, au lieu que l'artiste,
semble-t-il, tout au contraire règle ses images d'après ce qu'il fait, j'entends d'après l'objet qui naît sous ses doigts, ou d'après un
chant réglé, ou d'après une déclamation mesurée.
Le mouvement naturel d'un homme qui veut imaginer une hutte est de la faire
; et il n'y a point d'autre moyen de la faire apparaître, comme pour la chanson, de chanter.
ALAIN
QUESTIONS
1.
a.
Quelle est la conception de l'artiste qui est ici réfutée par Alain ? b.
Quelle conception veut-il établir ?
2.
a.
C omment Alain peut-il affirmer qu'il ne suffit pas de « [croire] voir beaucoup de choses que les autres ne voient point pour
être artiste » ?
b.
Expliquer la différence entre « vouloir régler ses actions sur ses vaines images et régle[r] ses images d'après ce qu'il fait ».
3.
Faut-il imaginer pour faire ou faire pour imaginer ?
QUESTION 1
a.
Alain réfute ici la conception de l'artiste qui crée après avoir en quelque sorte répété dans sa tête sa création, en faisant
abstraction du monde extérieur et de ses résistances.
Il reproduirait ainsi, immédiatement — au sens étymologique de « sans
médiation » —, tout ce qu'il imagine.
Mais l'imagination est « un tumulte du corps ».
Seule la création artistique véritable règle ce
tumulte.
b.
L'art est imitation de la nature et non fantasmagorie, en ce sens que l'imagination de l'artiste dépend du réel, part de la
résistance de la matière.
C 'est dans cette résistance que l'artiste trouve la forme de son oeuvre.
C ontrairement à la rêverie de «
celui qui imagine aisément des romans » mais « n'en écrit point qui vaillent », l'artiste, lorsqu'il réalise ses oeuvres, travaille,
prend du temps, compose avec la matière : il ne crée pas spontanément, d'un trait, pour reproduire ce qu'il a imaginé.
Il a besoin
de la médiation que sont le travail et le temps.
Ainsi, il découvre son oeuvre en la faisant.
Alain écrit dans Système des beauxarts : « C'est parce que l'imagination est incapable de créer en esprit seulement, c'est pour cela qu'il y a des beaux-arts.
»
QUESTION 2
a.
Pour Alain, la rêverie du fou n'est pas créatrice d'oeuvre d'art.
Pour être artiste, nous l'avons vu dans la première question, il
ne suffit pas d'imaginer.
Il faut avant tout tenir compte de la réalité, travailler patiemment dans et sur cette réalité, travailler sur
l'oeuvre en train de se faire en même temps que l'artiste la crée, la façonne, la compose, la modèle.
L'artiste ne fait pas
abstraction du réel, puisqu'il doit l'intégrer pendant qu'il crée.
C'est pourquoi on peut dire que l'imitation est au coeur de toute
création, même si l'oeuvre terminée échappe au réel, ne le reproduit pas.
« Voir beaucoup de choses que les autres ne voient
point » n'est pas le signe avant-coureur de l'artiste.
Pour Alain, la répétition mentale n'est pas créatrice.
b.
L'imaginatif veut créer en essayant de reproduire ce qu'il imagine : mais il oublie que la matière, le monde sensible dans lequel
nous vivons, obéit à des règles qui ne sont pas celles des fantasmagories de l'esprit.
L'artiste, face au réel, règle sa création tout
en créant.
L'idée lui vient pendant qu'il fait.
QUESTION 3 (réponse rédigée)
Depuis la Renaissance, qui a inventé les termes de beaux-arts, de création artistique, la représentation commune a exacerbé à
outrance les différences entre l'artiste et l'artisan.
On peut dire qu'une véritable mystique de l'art tend à fausser dans nos esprits
la figure de l'artiste : on néglige trop souvent le fait que l'artiste est un homme au travail.
Alain, dans ce texte, nous le rappelle :
l'artiste travaille avec, dans, sur la matière.
II est donc clair que, pour Alain, il faut faire pour imaginer.
Être en quelque sorte le
spectateur de son oeuvre en train de naître : c'est le propre de l'artiste.
« Il faut, dit Alain, que le génie ait la grâce de nature et
s'étonne lui-même.
»
Il faut donc éviter de tomber dans la mythologie de l'artiste génial, bohème, « créant » sous le coup de l'inspiration.
Tous les
grands artistes ont toujours fait preuve d'un travail acharné : « Aujourd'hui, écrivait Picasso à un ami, j'ai peint six toiles» ;
Beethoven, devenu sourd, continuait à composer ; Rodin poursuivit toute sa vie son corps à corps avec la pierre ; Balzac, buvant
des litres de café pour tenir le coup et achever son oeuvre, meurt quelque temps après, etc.
La liste d'exemples est inépuisable.
Tous ces artistes ont composé avec la résistance de la matière, de la réalité, qu'elle soit faite de couleurs, de sons, de pierre ou
de mots.
On peut donc affirmer qu'ils avaient « la grâce de nature ».
Mais, s'ils sont devenus des créateurs de génie, c'est parce qu'ils ont
défié la matière, essayant de la modeler, de la transcrire au plus près de leur vision.
Si l'on n'est véritablement artiste qu'en
faisant et en pliant son imagination à la matière, l'artiste plie autant qu'il le peut la matière à son imagination, le plus possible,
comme le corps à corps de Rodin avec le marbre qui deviendra ce Baiser magnifiquement érotique et pudique tout à la fois, ou
ces mains amoureuses si vivantes, enroulées par l'amour, et qui nous donnent à voir l'essence même de l'amour.
Faire en
imaginant son oeuvre tout en la faisant, en la transformant pendant qu'on la fait, certes, mais tout cela pour que l'oeuvre
terminée ressemble le plus possible à la vision que l'artiste en a.
C ertains artistes sont devenus fous de ne pouvoir parvenir à
créer ce qu'ils imaginaient, ils n'en étaient pas moins artistes.
Le véritable artiste est aussi celui qui porte en lui une vision, car sans imagination il n'aura rien à soumettre à la résistance de la
matière.
Le rêveur, le fou, restent dans l'imaginaire sans affronter la matière telle qu'elle est.
Ils n'affrontent la réalité qu'en référence à
leur imaginaire.
Ils n'élaborent pas, ils n'oeuvrent pas, c'est-à-dire qu'ils ne travaillent pas.
L'artiste élabore son imaginaire en lui
donnant la forme objective du tableau, du livre.
Le pouvoir de l'artiste est d'émanciper l'imaginaire et de nous donner à voir, dans
ses oeuvres, l'invisible de la réalité.
Alain affirme que le beau est dans l'oeuvre elle-même en tant qu'elle donne corps à l'idée.
Il y a donc bien au départ de toute
création une imagination qui passe à l'acte.
Seuls les artistes parviennent à maîtriser leur imagination, c'est-à-dire à composer
avec la matière..
»
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