L'art n'a-t-il pour fonction que de nous libérer de nos passions ?
Extrait du document
«
Règne de l'imagination défiant les lois logiques de la raison, l'art serait paradoxalement très raisonnable.
Par sa vertu
« adoucissante », civilisatrice, il constituerait d'après ce texte un remède à la tyrannie des passions, sans doute
plus efficace que beaucoup de traités de morale exhortant à la maîtrise des passions par la volonté.
L'art ne serait
pas moral au sens où il enseignerait à sa manière des normes ou des valeurs morales (il est impossible de figurer ce
qui doit être) : il éduquerait l'homme en lui apprenant à penser sa vie.
Il serait pourtant excessif de vouloir enfermer l'art dans cette fonction éducatrice et thérapeutique.
Tout d'abord
parce que reconnaître à l'art cette dimension éthique, c'est le rendre nécessaire au « sauvage » qui a encore besoin
de se civiliser mais en même temps inutile et superflu à l'homme policé qui ne se contente pas de vivre ses passions
mais les bride déjà et les domine en les pensant, en en parlant.
Quel intérêt l'art peut-il représenter aux yeux de
l'homme sage ? Hegel pourrait répondre que l'homme sage n'est jamais vraiment sage et qu'il demeure toujours assez
de sauvagerie dans l'homme civilisé pour que la fonction libératrice de l'art le concerne encore.
On pourrait alors pousser plus loin la critique.
L'art conduit-il vraiment à s'émanciper des passions en les
convertissant en objets de jugement ? Envisageons la question du point de vue du créateur.
Si la passion est bien,
comme nous l'avons dit, ce que nous subissons et qui nous pousse à agir aveuglément, il y a incontestablement
quelque chose de passionné dans toute démarche créatrice.
L'auteur est poussé par ce qu'on peut appeler une «
inspiration » qu'il subit et dont le sens lui échappe.
En admettant donc que l'art affranchisse des passions ordinaires,
il conviendrait de se demander s'il libère aussi de l'élan créateur – lui aussi passionnel –, ce qui serait évidemment
paradoxal.
Car il faudrait alors admettre que la logique d'un itinéraire artistique est de devenir de moins en moins
fécond à mesure qu'il progresse.
Une fois qu'il aurait reconnu et compris les passions qui l'ont animé jusque-là, le
créateur atteindrait le terme de sa recherche et cesserait de créer.
L'art s'abolirait ainsi dans une prise de
conscience, dans « l'objectivation » des passions de l'artiste.
Le gain de l'artiste, à mesure qu'il poursuit son oeuvre, comme d'ailleurs celui de l'esthète qui découvre cette
oeuvre, peut-il vraiment se mesurer en termes de « prise de conscience » ? L'art nous apprend-il vraiment quelque
chose sur nous-mêmes ? Il semble au contraire que l'art demeure irrémédiablement obscur, aussi bien à son auteur
qu'à son spectateur, et que cette obscurité persistante, l'épaisseur de ce mystère soit précisément ce qui pousse le
créateur comme le spectateur à tenter d'y démêler et d'y découvrir toujours plus.
L'art est sans doute une quête de
sens, mais une quête indéfinie, à jamais insatisfaite.
Il n'aide pas les hommes à voir plus clair en eux-mêmes mais à
ressentir et percevoir autrement le monde et ce qu'ils vivent.
La création artistique ne dépossède donc personne de
ses passions : elle les fait s'exprimer autrement, elle les assouvit par l'intermédiaire de l'élaboration de formes.
Elle
donne corps à un imaginaire sans jamais l'abolir en une quelconque prise de conscience.
Finalement, en assignant à l'art la fonction de conduire l'homme du vécu passionnel à la représentation et au
jugement des passions, Hegel subordonne l'art à la pensée : il en fait une formation de sens à déchiffrer, une
première ébauche de réflexion par laquelle l'homme se représente sa vie.
L'art n'est-il vraiment qu'une pensée
grossière et imparfaite ?
Il y a certes du sens à l'oeuvre dans l'oeuvre d'art.
Un univers artistique exprime quelque chose des pensées de son
auteur et de son temps.
Mais ce sens est latéral, éclaté, équivoque, contradictoire, irréductible donc à un ensemble
significatif clair et intelligible.
Il n'y a pas de prose, seulement une poésie de l'art.
Repérer du sens dans l'oeuvre
d'art, ce n'est jamais découvrir son sens, son message, sa vérité.
C'est une manière de la faire parler, de lui inventer
une signification.
Mais parce que l'art n'est jamais seulement signification mais profusion de sens possibles, parce
qu'il est par ailleurs toujours forme sensible, il est impossible de le déchiffrer complètement, c'est-à-dire de le lire, de
le comprendre, de le réduire à de la pensée, même imparfaite.
On ne se libère sans doute de ses passions qu'en
parvenant à les convertir en objets de discours.
On les subit au contraire tant qu'on reste aveugle et que d'une
certaine manière on refuse de prendre conscience du sens qui s'y cache.
Mais il ne revient pas à l'art de révéler un
sens caché ni, d'une manière plus générale, de vouloir dire quelque chose.
Ce qu'exprime l'art est aussi obscur que mes propres passions, ce qui ne saurait guère m'aider à voir plus clair en
elles et à m'en libérer.
L'art n'aliène pas nos passions mais conduit à en jouir autrement qu'en les suivant
aveuglément.
1- "Les relations de l'homme à l'oeuvre d'art ne sont pas de l'ordre du désir.
Il la laisse exister pour elle même, librement, en face de
lui, il la considère sans la désirer, comme un objet qui ne concerne que le côté théorique (contemplatif) de l'esprit." Hegel, Esthétique.
2- "Ses créations, les oeuvres d'art, étaient les satisfactions imaginaires de désirs inconscients, tout comme les rêves, avec lesquels
elles avaient d'ailleurs en commun le caractère d'être un compromis, car elles aussi devaient éviter le conflit à découvert avec les
puissances de refoulement." Freud, Ma vie et la psychanalyse.
3- "L'art a pour seule fin l'oeuvre elle-même et sa beauté.
Mais pour l'homme qui opère, l'oeuvre à faire entre elle-même dans la ligne de la moralité, et à ce titre elle n'est qu'un moyen."
Maritain, Art et scolastique..
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