L'apparence est-elle nécessairement une illusion ?
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«
À en juger par des expressions populaires bien connues : « L'habit ne fait pas le moine », « Tout ce qui brille n'est pas d'or », l'apparence
serait nécessairement trompeuse, c'est-à-dire qu'elle le serait dans tous les cas une illusion.
Or, se demander si l'apparence est
nécessairement une illusion nous conduit à une double interrogation concernant l'apparence.
1° Il s'agit d'abord de définir son mode
opératoire : si l'apparence est une illusion, masque-t-elle la réalité et peut-on alors s'en défaire ? C'est à partir de l'analyse de
l'apparence chez Platon que nous allons d'abord voir comment celle-ci possède un statut ambivalent, tantôt masquant l'être, tantôt y
donnant accès.
2° Nous nous intéresserons ensuite à l'aspect nécessaire ou non de l'illusion; en effet, si l'apparence peut nous égarer,
nous verrons comment Hegel la pense, notamment en remarquant que l'être, pour se révéler, doit apparaître.
Comme nous aurons alors distingué entre « l'apparence est-elle une illusion ? » et « l'apparence est-elle nécessairement une illusion ?
»,nous tenterons enfin de montrer, grâce à un détour par l'esthétique, que l'apparence peut ne jamais être une illusion, si l'on considère
qu'elle peut être la seule réalité.
I – Platon : apparence vraie et apparence illusoire
La philosophie de Platon prend appui sur la théorie des Idées.
Celles-ci sont des réalités intelligibles,
accessibles à la seule l'intelligence et dont le monde sensible n'est qu'une copie.
Ainsi, un beau vase tire sa
beauté de l'Idée de Beau ; une action juste sa justice de l'Idée de Juste, etc.
Dès lors, les apparences sensibles
sont un point d'appui pour l'intelligence en quête de vérité, qui cherche à déterminer ce que sont en soi les
objets.
Pour atteindre le Beau comme Idée, je prends appui sur la beauté singulière qui se dégage de tel ou tel
objet.
L'apparence de la beauté m'indique ce que peut être le Beau en soi.
Ainsi, les apparences ne sont pas
une illusion, mais elles ouvrent le chemin vers la vérité.
Toutefois, l'apparence sensible se trouve parfois redoublée d'une apparence illusoire.
Ainsi, l'ouvrier qui
fabrique un lit se sert de l'Idée de lit dans son travail.
Le lit sensible renvoie naturellement à l'Idée.
Or, le
peintre qui reproduit tel lit sur sa toile ne fait que copier la copie d'un modèle (l'Idée elle-même).
En ce sens, il
nous éloigne d'un degré supplémentaire des Idées, tandis que le lit sensible devait nous y ramener.
C'est en ce sens que l'apparence est tantôt (notamment dans l'Allégorie de la caverne) ce qui conduit
au vrai, au monde intelligible, tantôt ce qui nous en éloigne et nous illusionne sur la réalité des objets.
Si l'apparence peut être illusoire, il
n'est donc pas évident qu'elle le soit nécessairement, puisque telle un voile devant les choses, elle permet d'accéder à ce que celles-ci
sont en soi.
II – Hegel : l'apparence n'est jamais une illusion
Dans son analyse de l'apparence, Hegel prend appui sur le premier type d'apparence évoqué par
Platon, tout en l'approfondissant.
En effet, selon lui, pour être connu, l'être doit nous apparaître, c'està-dire se donner une apparence.
Il ne s'agit plus cependant de comprendre l'apparence comme un
point d'appui pour l'intelligence, un signe indiquant l'être lui-même, mais de voir que l'apparence est le
lieu même de manifestation de l'être.
On ne peut donc plus simplement distinguer l'être de son apparaître, mais il faut comprendre
que l'apparaître est le lieu même où se manifeste l'être.
Il n'y a plus de distinction à opérer entre ce
que l'on voit des choses et ce qu'elles sont en soi, puisque pour soupçonner ce qu'elles sont en soi, il
faut bien que cela nous apparaisse.
Sans cela, l'être reste à jamais inconnaissable.
L'apparence, selon Hegel, n'est donc plus un voile devant les choses, mais une manière qu'elles
ont de se révéler.
Les choses sont leur apparence, pour ainsi dire.
De ce point de vue, l'apparence n'est
pas nécessairement illusoire, mieux elle ne l'est jamais.
III – L'expérience esthétique
Dans ce processus de réhabilitation de l'apparence que nous avons entrepris, celle-ci
n'apparaît donc plus comme un voile masquant l'être.
Au contraire, l'être se trouve exprimé dans
l'apparence.
Cependant, ne peut-on songer à un type d'apparence qui ne soit la révélation d'aucun
être, d'aucune essence ? L'idée d'illusion, qui réside dans le décalage entre ce que l'on voit et ce qui
est réellement, se trouverait alors prise en défaut.
De fait, l'expérience esthétique semble faire appel à une telle idée, au sens où l'œuvre d'art ne renvoie à rien d'autre qu'à ellemême.
En effet, si j'utilise le mot « chaise » pour désigner la chaise que je vois, l'œuvre d'art qui représente une chaise n'indique, quant à
elle, aucun objet présent dans le monde ou aucune Idée.
Le tableau est présent dans sa matérialité : il s'agit aussi bien de la chaise que
je contemple, que des couleurs utilisées, la texture des matériaux (collages, petites masses de peintures, à-plats, etc.) ou le support luimême (bois, toile, pierre, etc.).
La présence massive de l'œuvre en fait une pure apparence, au sens où elle ne renvoie rien.
Ce n'est pas son être qui apparaît (auquel cas, il ne le ferait ici que d'une certaine manière), mais c'est plutôt son apparaître qui
épuise son être.
Ce que je vois de la toile correspond intégralement à ce qu'elle est.
Conclusion :
Ainsi donc, alors que l'apparence semble masquer et détourner l'attention, elle reste toutefois un certain mode d'accès à l'être.
Mieux, il est possible de considérer que l'apparaître soit le lieu même de l'être : l'apparence devient ce sur quoi l'attention se porte,
puisque l'être se manifeste en elle.
L'expérience esthétique offre un cas privilégié où l'apparence se donne comme totalité, pleinement
positive, qui n'est jamais illusoire.
Au demeurant, il est possible de dire que s'il y a erreur concernant l'apparence, cela ne peut provenir que de la part d'une
conscience qui manipule les choses et non de l'apparence qui n'est qu'un mode de manifestation.
On voit alors que si l'apparence n'est
jamais illusoire, cela n'implique pas forcément qu'il n'y ait jamais tromperie et manipulation de l'apparence.
Distinguons, pour finir, l'erreur
et la tromperie de l'illusion : les premières peuvent être surmontées, comme lorsque je me rends compte que l'on m'a trompé, alors que
la seconde ne le peut pas : par exemple, je sais que le soleil est plus grand que la terre, mais je le vois bien plus petit dans le ciel : c'est
une illusion..
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