Langage scientifique et langage littéraire ?
Extrait du document
«
Lorsqu'un professeur de mathématiques, appréciant le travail d'un de ses élevés, déclare que « c'est de la littérature », la
condamnation est sévère.
Et cependant il lui arrivera de se plaindre de la mauvaise présentation des devoirs qu'il corrige, de regretter
le manque de culture littéraire de la jeunesse moderne.
Inversement, un professeur de français, rendant compte d'un exercice de description ou du commentaire d'une pensée, reprochera à
l'un de s'être contenté d'un simple inventaire, analogue à la notation d'une observation scientifique; à l'autre, d'avoir procédé avec une
rigueur qui rappelle trop la géométrie.
Mais on serait mal inspiré de se laisser aller à sa fantaisie : il trouverait que la description
manque de méthode, que la pensée n'est pas logique...; bref,.
jusque dans le langage littéraire, on désire quelque chose de l'esprit
scientifique.
S il y a donc une certaine opposition entre le langage littéraire et le langage scientifique, cette opposition n'est pas totale.
Tâchons de
préciser en quoi ils s'opposent et ce qu'ils ont de commun.
Le savant a pour but essentiel de faire connaître et de faire comprendre tes choses.
Le littérateur, au contraire, vise avant tout à
produire dans celui qui l'écoute ou qui le lit une certaine impression.
C'est là divergence des buts poursuivis qui commande la
différence du langage.
L'un et l'autre, en définitive, partent de l'observation des faits.
Mais le regard de l'homme de lettres est bien différent de celui du savant
: qu'on se représente un poète et un ingénieur contemplant une chute d'eau dans un beau paysage de montagne.
Par suite, bien
différentes seront les relations de ce qui a été observé.
Observant pour connaître la réalité, le savant s'efforce de voir les chapes comme elles sont et se défend de toute idéalisation
imaginative.
Ses impressions personnelles ne comptent pas, et il ne peut pas se contenter de remarques vagues : une notation
scientifique est précise, circonstanciée; elle comporte des mesures exactes et des énumérations complètes.
Sans doute, parmi les
données des sens, le savant fait un choix; mais ce choix n'a rien de fantaisiste; il est commandé par la nature même des chutes
observées et par le but poursuivi, en sorte que deux relations faites par deux chercheurs différents auront bien des points communs.
Ainsi, ayant à fournir un rapport sur une chute d eau, tout ingénieur la situera exactement, indiquera son débit et sa hauteur, cherchera
à déterminer l'origine du ruisseau qui l'alimente et ses variations saisonnières.
Son exposé sera objectif, c'est-à-dire fondé sur les
choses mêmes et non pas sur ses impressions personnelles.
Aussi pourra-t-il être utile à un spécialiste de l'hydrographie et encore plus
à une société productrice d'énergie électrique.
Au contraire, l'homme de lettres contemple les choses dans le but d'y éprouver une impression originale qu'il fera passer dans son
langage et transmettra ainsi à son lecteur : sa description sera essentiellement subjective.
On ne lui reprochera pas de rester vague ni
même d'être parfois inexact : on ne peut guère être à la fois précis et suggestif.
On lui demande même que l'image du réel, ayant
passé par son esprit, en sorte idéalisée.
Aussi de sa description on ne saurait faire aucun usage scientifique ou pratique.
Elle est une
oeuvre d'art, ayant sa fin en elle-même.
Décrire un objet individuel, communier en quelque sorte avec ce qu'il a d'original, est, pour l'homme de lettres, un but dans lequel il se
satisfait.
Qu'il s'agisse d'un paysage, d'une scène historique ou d'une personnalité marquante, c'est l'individuel qui l'intéresse.
Même
quand il a une situation générale à faire connaître, c'est à des notations concrètes qu'il a Recours : traits de moeurs caractéristiques,
exemples précis et détaillés, images et comparaisons poussées.
C'est toujours une impression directe du réel qu'il tend à produire.
Le savant, au contraire, ne fait attention à l'individuel que comme moyen de s'élever aux lois générales.
Il fait abstraction des
circonstances concrètes qui n'ont pas d'influence sur le phénomène étudié; il s'en tient aux circonstances essentielles, à celles sans
lesquelles le phénomène étudié ne se produirait pas.
Il parvient ainsi à renonciation de lois abstraites et son ambition est de les
détacher encore plus du milieu sensible d'où elles tirent leur origine : le langage scientifique devient algébrique.
Cherchant à prouver, le savant doit procéder rationnellement, et une forte armature logique doit donner à son langage une forte
consistance.
Un exposé scientifique est méthodique : rien n'est avancé sans preuve, et des conjonctions marquent à chaque détour les
liens précis qui rattachent la pensée que l'on quitte avec celle qui s'avance.
Pour faire sentir, le littérateur n'a pas besoin de tout cet attirail de logique.
Ou plutôt c'est à la logique des sentiments qu'il fait appel.
Il
ne prétend pas convaincre la raison, mais persuader.
Il se défend de forcer l'entrée de l'esprit de son lecteur : il cherche seulement à
s'y insinuer, en commençant par faire battre son coeur à l'unisson du sien.
Le langage littéraire est surtout un langage affectif.
Il y a donc une profonde différence entre le langage du savant et celui de l'homme de lettres.
Ils s'opposent entre eux comme le vrai
que cherche le premier et le beau auquel tend le second.
Et cependant on peut et on doit trouver de la beauté dans un exposé
scientifique et de la vérité dans une page littéraire : le langage scientifique et le langage littéraire ont bien des points communs.
Il ne faudrait pas croire, en.
effet, que, dans le langage littéraire, règne la pure fantaisie, tandis que le langage scientifique doit
toujours se couler dans un moule rigoureusement uniforme.
En réalité, le littérateur aussi bien que le savant doit adapter son langage à l'objet dont il traite.
Cet objet est imprécis, vague, il ne
comporte pas de mesure : en faisant passer dans son style un peu de celle imprécision, il fait, dans le domaine qui lui est propre,
oeuvre objective.
C'est un autre côté du réel dont il donne le sentiment vrai.
Le savant, de son côté, ne sera un véritable écrivain, ayant un langage , scientifique, que s il sait s'adapter aux exigences personnelles
de son lecteur.
Il devra recourir à tous les procédés littéraires qui font voir et comprendre : comparaisons avec des faits déjà connus,
exemples significatifs, schémas qui parlent à l'imagination.
Par là se manifeste, à côté du savant, l'homme lui-même, qui passe malgré
lui dans son style.
Par suite, il n'est pas tout à fait exact de dire que le langage scientifique est abstrait tandis que le langage littéraire est concret.
C'est
l'objet dont on parle qui, étant concret ou abstrait, donne au style cet air particulier.
On peut même dire que l'art de l'écrivain consiste
à parler concrètement de choses abstraites et à s'élever aux notions les plus abstraites en traitant des objets les plus concrets.
Aussi, dans les oeuvres scientifiques des grands savants comme dans les oeuvres littéraires des grands écrivains, on trouve tous les
degrés d'abstraction et de notation concrète.
Les observations scientifiques d'un Fabre sont de magnifiques descriptions, et les analyses
de l'âme humaine d'un Spinoza ont pris jusqu'à la, livrée des mathématiques, tandis que celles d'un Bergson conservent l'allure d'un
morceau littéraire.
Enfin, la souplesse du langage littéraire ne va pas sans une certaine rigueur, et la rigidité du langage scientifique sans une certaine
souplesse.
S'il y a diverses façons d'expliquer littérairement une idée, dans chaque mode possible il est des exigences étroites.
Le choix des mots
est commandé 'par le contexte : il est d'abord des répétitions à éviter, des assonances indésirables, des termes vulgaires ou des
termes recherchés qu'on ne peut mélanger.
L'absence d'appareil logique lui-même est une exigence de la logique propre au langage
littéraire.
Réciproquement, s'il n'y a qu'une vérité scientifique, il est d'assez nombreuses façons de l'exprimer; la logique n'est pas attachée à
certains mots et le choix reste large.
Nous conclurons que, en définitive, il n'y a pas un langage scientifique.
Il y a seulement un vocabulaire scientifique.
Celui qui connaît
une science l'emploie) naturellement.
Ensuite, la perfection de l'expression est affaire de goût littéraire et non plus affaire d'esprit
scientifique.
Il serait aussi absurde de mettre en formules les sentiments d'affection qu'on éprouve pour ses amis que de décrire avec
sentiment l'attrait que l'aimant éprouve pour le fer..
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