La vraie morale se moque de la morale. Qu'en pensez-vous ?
Extrait du document
«
Problématique:
Cette formule est de Pascal.
Selon lui, la "vraie morale", c'est celle du jugement, celle du coeur, du sentiment qui "est sans règle",
relevant de "l'esprit de finesse" et qui se moque d'une morale réduite à des règles, des principes fixés, reconnus.
Que penser de cette
conception de la morale et de la supériorité d'une morale du sentiment, de l'instinct sur une morale de la raison ?
A première vue, l'opinion de Pascal semble être un dangereux paradoxe car règles et commandements paraissent légitimement
appartenir à la nature même de la morale.
La morale consiste dans un système d'obligations et d'interdictions.
Prescriptions et interdits
venant mettre un frein à la spontanéité égoïste et anarchique des individus.
La morale est l'ensemble des règles qui rendent possible la
coexistence des membres d'une communauté donnée.
Observation.
— C'est le fragment 4 des Pensées dons l'édition Brunschvicg : « explique Pascal, que la morale du jugement se moque
de la morale de l'esprit — qui 1 est sans règles.
Car le jugement est celui à qui appartient le sentiment, comme les sciences
appartiennent à l'esprit.
La finesse est la part du jugement, la géométrie est celle de l'esprit ».
Ainsi entendue, cette pensée n'est pas
sans quelque analogie avec la distinction bergsonienne entre morale close et morale ouverte.
Introduction.
La distinction qu'établit PASCAL dans la Pensée proposée est parallèle à celle qu'il établit, d'ailleurs dans la même
Pensée, entre l'éloquence savante et, la « vraie éloquence ».
Que signifie-t-elle exactement ? Est-elle valable pour la morale ?
I.
Explication.
Pour PASCAL, la « vraie morale » est la morale « du jugement » et elle s'oppose à la morale «
de l'esprit ».
A.
— Le contexte montre que « l'esprit », c'est ici l'intelligence raisonnante : c'est lui, nous dit
PASCAL, qui fait la science; il relève de « l'esprit de géométrie» (cf.
Pensées, fr.
1).
La morale
de l'esprit est donc, sinon la morale théorique, du moins celle qui s'exprime par des règles bien
définies, déduites de principes clairement formulés.
On peut la rapprocher — sans l'identifier
exactement avec elle — de la « morale close » de BERGSON, cette « morale statique » qui s'est
fixée « dans les moeurs, les idées, les institutions » et qui se présente avec un caractère
obligatoire, comme une morale de « l'impératif catégorique ».
B.
— La morale « du jugement » est celle à laquelle appartient « le sentiment ».
Il ne s'agit pas
ici de l'affectivité ni d'une faculté proprement irrationnelle.
Il s'agit plutôt, comme le note
BRUNSCHVICG, de « ce que DESCARTES appelait intuition ou évidence ».
Il semble bien en
effet que, quoiqu'il ait écrit (fr.
294) que « rien, suivant la seule raison, n'est juste de soi »,
PASCAL ait admis chez l'homme un certain « jugement moral naturel » indépendant de la loi
contenue dans la révélation (cf.
R.-E.
LACOMBE, L'Apologétique de Pascal, p.
137-138).
Mais ce
« jugement » est « sentiment » en ce sens qu'il relève de « l'esprit de finesse », de cette faculté
qui nous permet de « juger d'une seule vue » ou plutôt de « voir d'une seule vue» (fr.
3).
Cette
morale est « sans règles », non pas qu'elle n'obéisse à aucune norme, mais parce que ses
règles ne sont pas explicitement formulées ni surtout déduites de certains principes « par
progrès de raisonnement ».
C'est une morale de l'intuition, de l'appréhension ,immédiate des
valeurs.
On peut donc, jusqu'à un certain point, la rapprocher de la « morale ouverte » de
BERGSON, de cette morale « dynamique » et « supra-rationnelle » (Deux Sources..., p.
290) où l'obligation, sans s'effacer
complètement, fait place à « l'aspiration » et à.« l'élan ».
Discussion.
Que penser de cette « vraie morale » telle que la présente PASCAL ?
A.
— Elle a certes son intérêt en tant qu'elle s'oppose à une morale cristallisée en règles rigides, en formules où « la lettre tue l'esprit
».
Le danger de cette dernière est précisément que la formule oblitère parfois le sens des valeurs authentiques, et la moralité risque
ainsi de dégénérer en pharisaïsme.
D'autre part, quel que soit le rôle de la raison morale, il va de soi qu'elle ne peut, en ce domaine,
tout prouver et qu'on ne démontre pas le Devoir géométriquement comme un théorème.
Une certaine place est donc à réserver au sens spontané des valeurs et à « l'expérience morale » .
De même qu'il y a une éloquence
naturelle qui n'est pas la rhétorique savante, il y a dans la morale « autre chose que les divisions et les paradoxes des Stoïciens »
(BRUNSCHVICG), disons même : que les formules kantiennes de « l'impératif catégorique »; et cette autre chose, c'est l'intuition
profonde et vivante des valeurs.
B.
— Il ne faudrait pas toutefois privilégier cet aspect de la vie morale au point de retomber dans les erreurs des théories du « sens
moral ».
La conscience morale n'est ni pure intuition ni pur « élan »; elle comporte des éléments proprement intellectuels et implique la
réflexion.
D'autre part, comme l'a fortement marqué DURKHEIM (L'Éducation morale, p.
30 et 54), la morale est « un ensemble de
règles définies » et « l'esprit de discipline » est un de ses traits essentiels.
Le sentiment de l'obligation et l'idée du Devoir ne sauraient
en être éliminés, et il serait dangereux d'en faire, même au sens large où l'entend PASCAL, un élan qui serait « sans règles » et
risquerait, par suite, de n'être plus, comme on l'a dit, qu' « une force qui va ».
Conclusion.
La « vraie morale » est certes une morale vivante; mais elle ne « se moque » pas des règles morales : elle s'efforce de
les animer, de les vivifier par l'expérience morale personnelle et le sens des valeurs..
»
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