La vie vaut-elle la peine d'être vécue ?
Extrait du document
«
Introduction.
— « Aristote concevait la philosophie comme une science qui spécule sur les premiers principes et les premières causes
» ; science, et science spéculative, elle a pour but la connaissance et non une fin utilitaire.
La connaissance visée ne s'arrête pas aux
faits : par delà elle vise leur explication dernière, la réponse au dernier comment et au dernier pourquoi que peut poser l'esprit.
Nous trouvons sous la plume d'un contemporain une autre conception : « Juger si la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue,
c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie ».
Que faut-il en penser ?
I.
— L'ORIGINE DE LA CONCEPTION NOUVELLE
Les Anciens n'étaient pas indifférents au sens de la vie, mais ce sens ne faisait pas problème comme il le fait de nos jours.
En effet, ils le trouvaient dans des mythes ou dans des doctrines religieuses que les moeurs ne permettaient pas de mettre en
question : au Moyen Age encore, l'Occident chrétien doutait moins du ciel et de l'enfer que de l'existence de peuplades connues par des
récits d'explorateurs.
C'est pourquoi la philosophie s'occupait bien moins de la destinée de l'homme que de l'explication des
phénomènes naturels : les sciences de la nature étaient une de ses parties essentielles ; seulement, au lieu de s'en tenir aux causes
immédiates, elle remontait aux causes ultimes, prenant alors le titre de « philosophie première ».
Les diverses sciences s'étant peu à
peu détachées de ce tronc commun, la « philosophie première » est devenue la philosophie tout court ou la métaphysique.
Pendant longtemps cette philosophie ne se distingua pas de la théologie.
Par suite, les exigences de la première s'imposèrent à la
seconde : il fallut, dans la mesure.
du possible, fournir une justification rationnelle de l'enseignement révélé : démontrer l'existence de
Dieu et son action créatrice, établir la réalité d'une vie de l'Au-delà en prouvant la spiritualité de l'âme, etc.
Le sens chrétien de la vie
se trouvait ainsi fondé rationnellement, par suite identique pour tous les hommes.
Dans cette perspective, la vie valait la peine d'être
vécue, sinon pour elle-même, du moins comme préparation de l'Au-delà.
C'est en évoquant cette perspective de l'Au-delà que l'on
consolait ceux pour lesquels la vie d'ici-bas n'était pas heureuse, que l'on tâchait d'endormir leurs maux, faute de pouvoir les soulager
; trop souvent aussi on se dispensait par là de changer l'ordre social qui en était responsable, ce qui fit venir sous la plume de Karl
Marx ce mot célèbre : « La religion est l'opium du peuple.
»
Même lorsque la philosophie se fut rendue indépendante de la religion, même lorsque, au XVIIIe siècle, elle l'eut exclue, se donnant
pour mission de la combattre, on continua sur la lancée des siècles précédents, quitte à trouver quelque substitut à mettre à la place
de Dieu : la raison, le progrès, le bonheur...
: la vie avait un sens, elle valait la peine d'être vécue.
Mais, après s'être exercée contre la religion, l'esprit critique s'attaqua aux mythes qu'on lui avait substitués, d'autant plus que le
bonheur promis est toujours pour demain et qu'un bonheur terrestre ne saurait équivaloir à celui du ciel.
C'est pourquoi on en est venu
à se demander si la vie vaut la peine d'être vécue : si elle apporte plus de joie que de peine et si, dans le cas où elle l'emporterait, la
peine est l'instrument d'un plus grand bien qui lui vaut une valeur positive.
Ce serait là, pour nombre de nos contemporains, la
question fondamentale à laquelle la philosophie doit répondre.
Que penser de cette conception ?
II.
— SA VALEUR
L'affirmation à apprécier m'a paru tout d'abord fort juste ; mais, à la réflexion, j'ai trouvé indispensable de faire quelques réserves ou
quelques distinctions.
A.
Objectivement considérée, la philosophie n'a pas pour objet essentiel de répondre à la question de savoir si la vie vaut ou ne vaut
pas la peine d'être vécue.
Il suffit, pour s'en convaincre, de feuilleter, dans une bibliothèque, les livres consacrés à cette discipline, ou,
plus simplement, de parcourir la table des manuels traitant l'ensemble des problèmes abordés par les philosophes.
Le Monde, l'Ame et
Dieu, voilà les trois objets essentiels de la philosophie classique.
Aujourd'hui elle s'est enrichie de considérations sur les sciences, mais
on ne voit pas qu'elle traite ex professo le problème qui, nous dit-on, serait le problème fondamental de la philosophie.
Toutefois la véritable solution de ce problème dépend des conclusions adoptées en métaphysique.
Sans doute, si on ne reconnaît
d'autre valeur que celles du plaisir et des satisfactions égoïstes, il serait théoriquement possible de répondre à la question posée en se
fondant sur la seule expérience : il suffirait de faire la balance des plaisirs et des douleurs : une vie dans laquelle les plaisirs
l'emporteraient vaudrait la peine d'être vécue.
Mais la question est précisément de savoir si, pour un homme, le plaisir est la valeur
suprême ; or cette considération de la nature humaine nous amène au-delà de l'expérience, dans le domaine de la métaphysique.
Par
conséquent la métaphysique, seule, peut répondre à la question de savoir si la vie vaut la peine d'être vécue.
B.
Subjectivement, la philosophie est bien devenue, pour un grand nombre de nos contemporains, la discipline chargée d'éclairer
l'homme sur la valeur de la vie.
L'esprit critique a sapé peu à peu les convictions, religieuses d'abord, philosophiques ensuite, sur lesquelles se fondait la conduite des
hommes d'autrefois.
L'agnosticisme est assez commun : on ne rejette pas catégoriquement les thèses qui fondaient la morale
traditionnelle, car ce serait substituer aux dogmes anciens les dogmes opposés ; mais on n'affirme pas non plus ; « on ne peut pas
savoir », se contente-t-on de dire.
Mais s'il est possible de se maintenir dans cette réserve en ce qui concerne les problèmes métaphysiques de l'existence de Dieu, de la
spiritualité et de l'immortalité de l'âme, la pratique oblige à l'option.
On ne peut pas se dispenser de vivre et de choisir un genre de vie
; choisir de se laisser vivre, c'est encore choisir, et ce choix implique une conception philosophique qu'un être raisonnable ne peut pas
accepter sans discussion, c'est-à-dire, en définitive, sans procéder en philosophe.
Ainsi l'homme moderne, qui en serait naturellement détourné, est ramené aux problèmes philosophiques par la nécessité de donner
un sens à sa vie, de trouver une raison de vivre.
Suscitant la réflexion, ce souci l'accompagne et la colore en quelque sorte de sa
couleur .propre : on peut bien, traitant de l'être, de Dieu, de l'âme ou dé la valeur de la raison humaine, ne jamais poser explicitement
le problème de savoir si la vie vaut la peine d'être vécue ; ce problème reste sous-jacent au travail spéculatif de l'esprit.
Conclusion.
— On voit en quel sens « juger si la vie vaut ou ne vaut pas d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de
la philosophie ».
Cette question est fondamentale, car sans elle l'homme moderne négligerait les questions proprement philosophiques.
Mais c'est de la réponse faite à ces dernières que dépend la solution du problème de la valeur de la vie.
En définitive, ce sont ces
questions qui restent fondamentales.
Nous sommes ainsi amenés à comprendre en quel sens cette question, quoiqu'elle ne soit pas
posée explicitement, peut être considérée comme la question fondamentale de la philosophie..
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