La valeur morale d'une action se mesure-t-elle à son utilité sociale
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«
La valeur morale d'une action se mesure-t-elle à son utilité sociale ?
Introduction.
— Ne vivant pas seul, l'homme doit tenir compte de ses compagnons d'existence et un grand nombre
des règles morales concernent les autres.
Mais le respect des intérêts d'autrui constitue-t-il toute la moralité, et la
valeur morale d'une action se mesure-t-elle à son utilité sociale ?
I.
L'existence de devoirs envers les autres n'est pas mise en question.
Il suffira de la rappeler d'un mot.
On ne peut
pas admettre une morale strictement individualiste qui ne connaîtrait que les devoirs envers soi-même et fonderait le
respect des droits d'autrui sur le devoir de réaliser son propre idéal.
Les autres, en effet, existent comme nous ; ils
existent comme nous dans une société qui conditionne la vie morale de tous.
Si nous voulons vraiment le bien, nous
chercherons le bien de nos semblables et celui de la société comme nous cherchons notre propre bien.
II.
Mais le mot a utilité » exprime mal ce que nous devons chercher à procurer aux autres pour agir moralement.
L'utile est ordonné à autre chose, et particulièrement à des besoins matériels.
Par suite, le terme d' « utilité sociale
» évoque une amélioration des conditions matérielles d'existence des membres d'une collectivité.
Or, cette
amélioration ne présente en elle-même rien de moral, et, dans certains cas, elle peut être une occasion de
dévergondage moral (gros salaires, loisirs prolongés).
Sans doute, la vie morale est conditionnée par un certain bien-être matériel ; mais il faut pour cela que ce bien-être
soit organisé en fonction de l'idéal moral.
Celui-ci doit être la fin suprême, les améliorations d'ordre matériel n'étant
que moyens.
Or, cette hiérarchie est renversée par celui qui met la morale au service de l'utilité sociale comprise
comme la prestation d'avantages matériels.
Au contraire, c'est la moralité elle-même que, par l'intermédiaire de
l'utilité sociale, doit viser l'action pour être morale.
III.
Ensuite, en mesurant la valeur morale d'une action à son utilité sociale, on ne tient compte que de ce qui est
effectivement réalisé ; cette formule laisse de côté l'intention dans les deux sens du mot : ce qu'on croyait et
voulait réaliser ; le but visé en agissant.
Du point de vue de la moralité authentique, c'est cette double intention qui
compte et non l'importance de l'oeuvre réalisée : la valeur morale d'un don dépend avant tout, non pas de la valeur
commerciale de ce qui est donné, mais de la générosité du donateur et de son désintéressement (ex.
: l'obole de la
veuve et les munificences d'un bienfaiteur » vaniteux) , de la manière de donner qui, on le sait, vaut plus que ce
qu'on donne.
La valeur morale enfin est liée à la personne qui agit plus qu'à son action : on vaut par ce qu'on est
plus que par ce qu'on fait.
IV.
Nous sommes ainsi amenés à une dernière remarque : le point de vue social n'est pas tout ; le point de vue
personnel de l'agent conserve son importance et doit entrer en compte pour apprécier la valeur morale des actes
humains.
Une action dans laquelle l'individu se comporte véritablement en homme présente une haute valeur morale
même si elle n'a pour la société aucune utilité quelconque (exemples).
Conclusion.
— Il faudrait donc, non seulement dissocier les deux notions de moral et d'utile, mais encore établir
entre elles une certaine opposition : c'est en faisant fi de l'utile que l'homme se hausse aux plus hautes cimes de la
moralité.
A LA RACINE DE L'ATTITUDE UTILITARISTE
« Entre la pure loi morale et « le plus grand bonheur possible du plus grand nombre d'hommes possible », quelle
différence voyez-vous ? Cet égoïsme à très longue portée est une imitation presque parfaite de la vertu ; il lui
ressemble comme une poupée à un être vivant ; il ne lui manque, bien entendu, que l'amour qui est l'âme de
l'inspiration vertueuse : à cela près, toutes les apparences y sont.
(...) Nous voilà donc devenus ascètes par utilité.
Qui eût rêvé harmonie plus miraculeuse entre mon avantage et mon devoir ? L'intérêt c'est vraiment l'ascétisme
devenu attrayant.
(...) Malgré toute leur intellectualité, ces entreprises sont pourtant au service de notre plaisir.
(...) La conscience intéressée ne devient pas une conscience héroïque ; elle reste intéressée malgré toutes ses
ruses.
Cette conscience a donc beau raffiner indéfiniment sur le plaisir, — elle reste prisonnière du plaisir, elle ne
met pas sa valeur en question.
» W.
Jankélévitch, La mauvaise conscience, p.
8-11, Alcan, 1939..
»
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