La technique est-elle un facteur de liberté ou de servitude ?
Extrait du document
«
Position de la question.
Certains ont voulu réduire la « civilisation » à son aspect matériel, c'est-à-dire au
progrès de la technique.
Cette conception est certainement trop étroite : la civilisation implique aussi des
éléments moraux.
Dans quelle mesure le progrès technique favorise-t-il ou contrarie-t-il ces éléments moraux?
Par où la technique peut contribuer au progrès moral.
A.
— La « civilisation » moderne se caractérise en grande partie par les progrès de la technique.
Les sociétés
dites « primitives » ne possèdent « qu'une technique industrielle rudimentaire en rapport avec des besoins peu
nombreux et peu variés » (G.
Smets).
Au contraire, les progrès de la technique, principalement depuis le début
du XIXe siècle, ont été tels qu'on peut dire que, « depuis 1830, l'humanité est entrée dans une nouvelle ère,
aussi différente de la précédente que l'âge du bronze l'était de l'âge de la petite polie » (J.
Fourastié).
Mais les
jugements qui ont été portés sur ces progrès matériels, et en particulier sur la question de savoir s'ils
apportent une contribution effective au développement de la civilisation sous son aspect moral et à la
libération de l'homme, ont été très divers.
B.
— Il est pourtant incontestable qu'en un sens ils représentent pour l'homme un gain positif.
— 1° Ils ont
indiscutablement contribué à l'accroissement du bien-être général, et ceci n'est pas sans importance même du
point de vue proprement moral : il existe, dit SAINT ThOMAS (De regim.
principum, I, chap.
XV), un minimum de
biens « dont l'usage est requis pour l'exercice de la vertu ».
La misère a toujours été mauvaise conseillère au
point de vue moral, et comment veut-on qu'un homme qui n'est pas assuré même du strict nécessaire, puisse
donner l'attention qui convient à son perfectionnement moral? — 2° Il paraît difficilement contestable aussi que
le progrès technique a libéré l'homme de bien des tâches matérielles qui le réduisaient à l'état de machine, qu'il
a, d'autre part, permis de réduire le temps de travail et créé ainsi des loisirs que l'homme peut consacrer à sa
vie de famille et à sa culture intellectuelle.
Comme l'a écrit — avec quelque optimisme peut-être — J.
FouRASTIE (Ouv.
cité, p.
115), « le progrès technique libère l'homme du travail servile et, en même temps, il
oblige au travail de l'esprit.
Rien ne sera moins industriel que la civilisation née de la révolution industrielle.
La "
catégorie ouvrière ", après une longue extension, commence à décroître; la condition prolétarienne disparaîtra
avec la période transitoire qui lui a donné naissance...
La conception, qui prévaut encore en France de
l'homme-robot, de la termitière et de l'homme prisonnier de la machine est manifestement périmée ».
— 3°
Ajoutons enfin que, du fait de l'extension des procédés techniques au-delà des cadres nationaux, il se crée
ainsi une civilisation internationale : les problèmes qui se posent sont à peu prés les mêmes dans tous les pays
industrialisés, ce qui contribue dans une certaine mesure à leur rapprochement.
Tyrannie de la technique.
A.
— Cet optimisme appelle cependant quelques réserves, et qui sont souvent assez graves.
—1 ° En même
temps qu'elle augmentait le bien-être, la technique créait de nouveaux besoins, souvent artificiels.
Qui dira la
tyrannie qu'exercent le cinéma, la radio, le journal sous ses formes les moins élevées (« presse du coeur »,
journaux à scandales, etc.) sur certaines gens qui, à temps ou à contre-temps, ne savent plus s'en passer?
Parfois aussi, la production à bon marché, appuyée par la publicité et certaines formes commerciales (vente à
crédit), a développé dans les classes modestes le goût d'un faux luxe dont elles sont elles-mêmes victimes.
—
2° Il est arrivé aussi qu'au moins dans la période de transition que nous traversons, le progrès technique, au
lieu de servir la liberté de l'homme, l'a mise en danger par suite de la mécanisation, non seulement du travail,
mais aussi de la vie de l'homme dans son ensemble, y compris même ses loisirs.
Il existe même des techniques
(propagande dirigée, « lavage de cerveaux », narco-analyse, etc.) directement attentatoires à la liberté de la
pensée.
B.
— Le moins qu'on puisse dire, en tous cas, c'est que le progrès technique ne suffit pas, par lui-même, à
assurer le progrès intellectuel et le progrès moral.
Certes, on peut espérer que son développement amènera
l'avènement de cette civilisation tertiaire dont parle J.
FouRAstiÉ et dans laquelle le travail intellectuel
remplacera de plus en plus, même chez l'ouvrier, le travail manuel.
Mais ceci demande toute une éducation
intellectuelle du travailleur.
— A plus forte raison, le progrès moral n'est-il pas la conséquence fatale du
progrès technique.
On a même accusé celui-ci d'aboutir à la diminution du sens de l'effort.
Ce reproche n'est
sans doute pas fondé; car la technique elle-même réclame souvent application, persévérance, courage,
héroïsme même dans certains cas.
Mais elle ne peut produire ses heureux effets qu'à la condition que vienne
s'y ajouter une éducation proprement morale qui ouvre à l'homme d'autres perspectives que des perspectives
purement matérielles.
Conclusion.
La civilisation, ensemble de valeurs humaines, ne se réduit pas au progrès technique.
Celui-ci
peut même menacer la liberté de l'homme au lieu de la servir, s'il n'est pas accompagné de toute une éducation
intellectuelle et morale..
»
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