La technique est-elle seulement efficace et neutre ?
Extrait du document
«
• C'est une activité qui permet à l'homme de survivre.
Elle est donc vitale (cf.
le mythe de Prométhée dans le Protagoras de Platon).
• Prolongement de la nature (« le corps est le premier et le plus naturel instrument de l'homme » écrit Marcel Mauss en 1934 reprenant
l'idée aristotélicienne de la main, outil à fabriquer des outils), la technique devient vite la marque propre de la culture humaine.
Par la
technique, l'homme se rend « maître et possesseur de la nature » (Descartes).
L'histoire de la technique est l'histoire de la maîtrise
croissante de l'homme sur son environnement qu'il modifie radicalement.
C'est à partir du xviiie siècle que cette transformation va
interroger l'homme.
Dans la sixième partie du « Discours de la méthode » (1637), Descartes met au jour un projet dont nous sommes les héritiers.
Il
s'agit de promouvoir une nouvelle conception de la science, de la technique et de leurs rapports, apte à nous rendre « comme maître et
possesseurs de la nature ».
Descartes n'inaugure pas seulement l'ère du mécanisme, mais aussi celle du machinisme, de la domination
technicienne du monde.
Si Descartes marque une étape essentielle dans l'histoire de la philosophie, c'est qu'il rompt de façon radicale et essentielle avec
sa compréhension antérieure.
Dans le « Discours de la méthode », Descartes polémique avec la philosophie de son temps et des siècles
passés : la scolastique, que l'on peut définir comme une réappropriation chrétienne de la doctrine d'Aristote.
Plus précisément, il s'agit dans notre passage de substituer « à la philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles » une
« philosophie pratique ».
La philosophie spéculative désigne la scolastique, qui fait prédominer la contemplation sur l'action, le voir sur
l'agir.
Aristote et la tradition grecque faisaient de la science une activité libre et désintéressée, n'ayant d'autre but que de comprendre le
monde, d'en admirer la beauté.
La vie active est conçue comme coupée de la vie spéculative, seule digne non seulement des hommes,
mais des dieux.
Descartes subvertit la tradition.
D'une part, il cherche des « connaissances qui soient fort utiles à la vie », d'autre part la science cartésienne ne contemple plus les choses de la nature,
mais construit des objets de connaissance.
Avec le cartésianisme, un idéal d'action, de maîtrise s'introduit au coeur même de l'activité de connaître.
La science antique & la philosophie chrétienne étaient désintéressées ; Descartes veut, lui, une « philosophie pratique ».
« Ce qui
n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et
de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé [...] »
La nature ne se contemple plus, elle se domine.
Elle ne chante plus les louanges de Dieu, elle est offerte à l'homme pour qu'il
l'exploite et s'en rende « comme maître & possesseur ».
Or, non seulement la compréhension de la science se voit transformée, mais dans un même mouvement, celle de la technique.
Si
la science peut devenir pratique (et non plus seulement spéculative), c'est qu'elle peut s'appliquer dans une technique.
La technique n'est
plus un art, un savoir-faire, une routine, elle devient une science appliquée.
D'une part, il s'agit de connaître les éléments « aussi distinctement que nous connaissons les métiers de nos artisans ».
Puis « de
les employer de même façon à tous les usages auxquels ils sont propres ».
Il n'est pas indifférent que l'activité artisanale devienne le
modèle de la connaissance.
On connaît comme on agit ou on transforme, et dans un même but.
La nature désenchantée n'est plus qu'un
matériau offert à l'action de l'homme, dans son propre intérêt.
Connaître et fabriquer vont de pair.
D'autre part, il s'agit « d'inventer une infinité d'artifices » pour jouir sans aucune peine de ce que fournit la nature.
La salut de
l'homme provient de sa capacité à maîtriser et même dominer techniquement, artificiellement la nature.
Ce projet d'une science intéressée, qui doive nous rendre apte à dominer et exploiter techniquement une nature désenchantée est
encore le nôtre.
Or la formule d e Descartes est aussi précise que glacée ; il faut nous rendre « comme maître et possesseur de la nature ».
« Comme », car Dieu seul est véritablement maître & possesseur.
Cependant, l'homme est ici décrit comme un sujet qui a tous les droits
sur une nature qui lui appartient (« possesseur »), et qui peut en faire ce que bon lui semble dans son propre intérêt (« maître »).
Pour qu'un tel projet soit possible, il faut avoir vidé la nature de toute forme de vie qui pourrait limiter l'action de l'homme , et
poser des bornes à ses désirs de domination & d'exploitation.
C'est ce qu'a fait la métaphysique cartésienne, en établissant une
différence radicale de nature entre corps & esprit.
Ce qui relève du corps n'est qu'une matière inerte, régie par les lois de la mécanique.
De même en assimilant les animaux à des machines, Descartes vide la notion de vie de tout contenu.
Précisons enfin que l'époque de
Descartes est celle où Harvey découvre la circulation sanguine, où le corps commence à être désacralisé, et les tabous touchant la
dissection, à tomber.
Car ce qu'il y a de tout à fait remarquable dans le texte, c'est que le projet de domination technicienne de la nature ne concerne
pas que la nature extérieure et l'exploitation des ressources naturelles.
La « philosophie pratique » est utile « principalement aussi pour la
conservation de la santé ».
Le corps humain lui aussi, dans ce qu'il a de naturel, est objet de science, et même objet principal de la
science.
« S'il est possible de trouver quelque moyen qui rende les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusqu'ici, je crois
que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher.
»
La véritable libération des hommes ne viendrait pas selon Descartes de la politique, mais de la technique et de la médecine.
Nous
deviendrons « plus sages & plus habiles », nous vivrons mieux, en nous rendant « comme maîtres & possesseurs de la nature ».
La
science n'a pas d'autre but.
• Ainsi, avec la première révolution industrielle et la naissance de la machine-outil, les rapports de l'homme et de son travail vont se
trouver bouleversés.
Jusqu'alors, l'artisan, le producteur des biens matériels nécessaires à chacun, avait une emprise totale sur l'objet
produit, sur la transformation qu'il imposait à la matière.
Désormais, ce contrôle va se fragmenter, tout comme le travail qui se
dépersonnalise.
La technique, avec l'hyperspécialisation d'aujourd'hui, est de plus en plus aliénante et contraignante.
L'homme, « maître
et possesseur de la nature », semble paradoxalement devenu prisonnier de la technique..
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