La sensation n'est-elle qu'une abstraction ?
Extrait du document
«
Introduction.
La psychologie des éléments a longtemps considéré la sensation comme l'acte de connaissance
élémentaire et l'on sait comment CONDILLAC avait prétendu expliquer à l'aide de la sensation, de ses complications
et combinaisons graduelles, toute la structure de l'esprit humain.
J.
LAGNEAU soutient ici, au contraire, que « la
sensation » n'est qu'une abstraction et que « le pur sentir » ne se présente jamais.
Mais on peut discerner, dans sa
thèse, deux idées distinctes.
I.
Sensation et corps.
Condillac avait défini la sensation comme un pur état d'âme : « C'est l'âme seule qui sent, à l'occasion des organes.
» Les philosophes ont, de même, souvent posé le problème de la perception en prenant comme point de départ la
pure subjectivité de la sensation.
Mais ce « pur sentir » est bien, comme le dit Lagneau, une illusion, et il est vrai
que « sentir quelque chose, c'est l'éprouver dans son propre corps ».
Comme l'a dit aussi G.
MARCEL, « lorsque
j'affirme qu'une chose existe, c'est toujours que je considère cette chose comme raccordée à mon corps, comme
susceptible d'être mise en contact avec lui ».
Faut-il cependant aller jusqu'à dire, avec Lagneau, que le corps est le
« premier objet auquel la sensation est naturellement rapportée»? Tout au moins faudrait il distinguer ici entre la
sensibilité intéroceptive et même proprioceptive et la sensibilité extéroceptive.
Les deux premières sont intimement
liées au corps.
Mais la première est à peine consciente et se manifeste par des états plus affectifs que
représentatifs, et la seconde nous met surtout en relation avec les objets extérieurs et c'est assez tardivement
(vers l'âge de 18 mois-2 ans, selon Piaget) que le corps y intervient comme objet.
Quant aux sensations externes,
l'adulte lui-même prend à peine conscience, saut cas spéciaux (par exemple, une poussière dans l'œil, une main
engourdie), qu'elles sont conditionnées par les organes corporels.
Il faut des expériences toutes particulières, celle
de la douleur physique notamment, pour que notre corps nous apparaisse comme une « chose ».
— Ici la thèse de
Lagneau n'est donc pas fausse, mais elle se rapporte à un niveau assez élevé et assez, tardif de la constitution de
l'objet.
II.
Sensation et représentation.
La seconde idée contenue dans la citation de Lagneau nous paraît beaucoup plus défendable, encore qu'elle
demande à être précisée.
La sensation n'est bien « qu'une abstraction » non seulement parce qu'étant toujours liée
au corps, même si nous n'en avons pas conscience, elle n'est pas l'état de pure subjectivité qu'avaient supposé les
philosophes classiques, mais encore et surtout parce que, comme le dit Lagneau dans un autre passage (ouv.
cite,
p.
62), elle « n'est pas donnée immédiatement et isolée, il faut un travail d'analyse pour la séparer : 1° de la
représentation; 2° du sentiment dont la synthèse forme l'être sentant ou l'être subjectif réel ».
Elle est liée à la
représentation, sans se confondre avec elle : « Se représenter quelque chose, c'est se l'opposer, s'en distinguer, et
par conséquent se mettre en dehors de ce que l'on se représente.
Cela suppose que l'être qui se représente fait de
lui-même deux parts, distingue deux choses en lui, ce qu'il est en lui-même et ce qu'il n'est qu'accidentellement, par
autre chose.
» Or c'est la sensation « qui est précisément cet élément accidentel que l'esprit reconnaît en lui-même
et qu'il distingue de lui, qu'il rejette au dehors, qu'il s'oppose comme ne lui appartenant pas ».
Elle est ainsi la
condition de la représentation, « l'occasion de nous représenter quelque chose d'indépendant de nous ».
Elle est «
comme au seuil de la connaissance » (ouv.
cité, p.
133-134).
Celle-ci suppose la distinction du sujet et de l'objet.
Certes, on pourrait objecter ici encore que ce travail de l'esprit, qui s'édifie à propos de la sensation, n'est pas
immédiat, qu'il y a une « construction » perceptive qui passe, chez l'enfant, par toute une suite d'étapes.
Mais il est
bien vrai que, même chez l'enfant, la sensation est enveloppée dans tout un contexte, toute une gangue
d'impressions et aussi, comme le dit Lagneau, de « sentiments », c'est-à-dire d'états affectifs, d'où il est bien
difficile de dégager le « pur sentir », et que, chez l'adulte normal, l'interprétation qui s'y surajoute et en fait une
"représentation" est devenue tellement spontanée que la "sensation" pure n'existe, pour ainsi dire, plus..
»
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