La sagesse consiste-t-elle à conquérir la nature ou à maîtriser ses désirs ?
Extrait du document
«
Introduction.
— Tous les philosophes le reconnaissent et le sens commun' s'entend sur ce point avec eux, l'homme
n'aspire qu'au bonheur, et la science ou plutôt la connaissance intuitive des moyens d'être vraiment heureux
constitue la sagesse.
Or, le bonheur consistant dans la satisfaction de ses désirs, il est deux manières de se
l'assurer et d'être sage.
De ces moyens, la masse ne connaît que le premier : s'évertuer à accumuler le plus possible de ressources capables
de procurer ce qu'on désire, et pour cela étendre son savoir, condition d'un travail plus productif.
Mais certains
philosophes en proposent un second : s'efforcer de diminuer ses désirs en sorte qu'il soit aisé de les satisfaire et par
là d'accéder au bonheur.
De ces deux moyens, quel est le meilleur ? La sagesse consiste-t-elle à augmenter son savoir pour augmenter son
pouvoir sur la nature et la faire servir à ses fins ; ou bien le sage doit-il plutôt viser à refréner ses désirs afin de se
rendre indépendant des choses ?
Certains savants ont prôné la science pour la science.
Pour eux, connaître et comprendre la nature est un but qui
se suffit à lui-même.
Les applications pratiques des découvertes scientifiques présentent, saris doute, un grand
intérêt ; mais cet intérêt reste bien inférieur à celui de la science elle-même, qui doit être considérée comme
l'objectif dernier du travail intellectuel et par rapport auquel les progrès de l'industrie ne sont que des moyens.
De
cette conception des rapports de la science et de la production industrielle, Henri Poincaré est un représentant de
marque.
A l'opposé, le commun des hommes, et avec lui un grand nombre de savants — la majorité, sans doute — adoptent
l'attitude contraire.
Pour eux, l'intérêt capital de la science consiste dans le pouvoir qu'elle donne d'agir sur la
nature, dans ses applications pratiques : « Savoir pour prévoir, disait Bacon ; prévoir pour pourvoir » ; et Auguste
Comte : « Science d'où prévoyance ; prévoyance, d'où action.
» Pour Auguste Comte, toute recherche gratuite et
désintéressée est un non-sens.
Il pense, au contraire, que la connaissance scientifique doit être au service de la
société et que les recherches qui n'ont d'autres buts qu'elles-mêmes ne sont que perte de temps et luxe inutile.
Le
positivisme développe une conception pratique voire pragmatique de la connaissance scientifique.
L'homme, en effet, est harcelé de besoins sans nombre : la faim et la soif, le chaud et le froid, la maladie et la
crainte des accidents ou des cataclysmes l'aiguillonnent à faire effort pour s'assurer contre la souffrance et contre
les aléas de la vie.
Le travail lui-même est pénible ; aussi tâche-t-il de le réduire en captant et en mettant à son
service les forces de la nature.
Comme source d'énergie, le primitif ne connaissait que ses muscles.
Une première
conquête fut la domestication des animaux, dont la force musculaire fut utilisée pour les besognes les plus pénibles.
Mais le grand progrès fut la découverte et l'exploitation rationnelle des immenses forces physiques qui se perdaient
sur terre ou qui restaient enfouies dans le sous-sol.
On eut d'abord recours à l'énergie du vent et à celle des rivières
; ensuite à la houille et au pétrole ; de nos jours, on aménage les chutes d'eau des montagnes, utilisant les réserves
naturelles constituées par les glaciers et les lacs, en créant de nouvelles par de gigantesques barrages.
Comment
cette substitution des forces de la nature à celles de l'homme a-t-elle été possible, sinon grâce à la science des
ingénieurs, qui ont conçu des machines nouvelles, organisé l'exploitation des ressources de notre planète, en
particulier équipé le pays d'un réseau de distribution du courant électrique, qui se prête à tant d'usages.
Ces progrès industriels, dus en définitive à un progrès du savoir, ont permis à l'homme de décupler son rendement
tout en s'imposant moins de fatigues ; le bien-être a prodigieusement augmenté, et le modeste ouvrier du XXe
siècle est mieux armé qu'un chef mérovingien pour lutter contre la nature.
Néanmoins, on est bien loin encore de
pouvoir dire que l'homme est heureux.
Malgré les progrès de l'industrie, le développement du machinisme et
l'extension du réseau électrique, il reste des hommes qui ne mangent pas à leur faim, qui habitent un logis insalubre,
à qui le travail ôte la liberté d'esprit qui conditionne la pensée.
Le rôle pratique de la science est donc loin d'être
terminé.
Une fois la planète complètement aménagée et les besoins essentiels des hommes largement satisfaits, la
recherche scientifique pourra être considérée comme une occupation ayant sa fin en elle-même.
En attendant, son
rôle essentiel sera de rendre la terre plus habitable.
Ainsi la sagesse semble-t-elle devoir consister pour longtemps à
s'efforcer de savoir davantage de façon à augmenter son pouvoir et à mettre sous une dépendance plus étroite les
forces de la nature..
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