La recherche scientifique peut-elle se passer de théorie ?
Extrait du document
«
Observation.
— Le second sujet n'est qu'une formulation un peu plus large du premier.
Nous donnons donc un
seul plan.
Position de la question.
Le sens commun a tendance à considérer le fait comme un simple donné : « C'est un
fait! n, dit-on en guise d'argument irréfutable.
Certains savants, comme MAGENDIE, ont prétendu ne vouloir
connaître que les faits.
I.
L'activité de l'esprit dans la constatation des faits.
Un tel empirisme est cependant inacceptable.
A.
— Il l'est déjà pour « le fait brut », celui de l'expérience courante.
La psychologie nous montre combien
l'objet de la perception est déjà construit par l'esprit.
A proprement parler, il n'y a pas de fait brut.
B.
— A plus forte raison, le « fait scientifique » est-il, pour une grande part, élaboré par l'esprit.
C'est un fait :
1° choisi; 2° remarqué; 3° mesuré; 4° interprété ou significatif; 5° rectifié.
« Pour constater, écrit J.
ULLMO (in
La méthode dans les sc.
modernes, p.
p.
Le Lionnais, p.
26), il faut supposer.
Rien n'est donné : tout est à
faire.
Une observation n'a de sens qu'en fonction d'une interprétation...
La science se nourrit de faits
observés; mais le fait brut n'est qu'un signe pour le fait scientifique, et celui-ci plonge ses racines dans toute
la théorie sous-jacente.
»
II.
Objectivité du fait.
A.
— Il ne faudrait pas cependant exagérer cette part de l'esprit dans la constitution du fait.
Le naturaliste F.
HoussAY est allé jusqu'à écrire : Les faits sont des idées.
LE RoY a soutenu, plus radicalement encore, que le
fait n'est qu'une création de l'esprit, résultat d'un découpage, d'un morcelage opéré dans la continuité du réel
mouvant par l'intelligence : « Les faits sont taillés par l'esprit dans la matière amorphe du donné » (Rev.
de
Métaphysique et de Morale, 1899, p.
517).
La mesure elle-même, dépendant du choix des unités, est « d'un
arbitraire absolu ».
B.
— Il y a là de graves exagérations qu'a dénoncées H.
POINCARÉ dans La valeur de la science (chap.
X et
XI).
— 1° D'abord, il n'y a pas de différence absolue entre le « fait brut » et le « fait scientifique » : « Le fait
scientifique n'est que le fait brut traduit dans un langage commode » (Ouv.
cité, p.
231), et « commode n
surtout parce qu'il est plus précis.
Lorsque j'observe la déviation de l'image lumineuse, du spot dans un
galvanomètre, « le fait brut, c'est : je vois le spot se déplacer sur l'échelle, et le fait scientifique, c'est : il
passe un courant dans le circuit », et l'amplitude de la déviation me permet de dire quelle est l'intensité du
courant.
— 2° On ne peut donc pas dire que le savant « crée » le fait scientifique : « Il ne le crée pas ex nihilo
puisqu'il le fait avec le fait brut.
Par conséquent, il ne le fait pas librement et comme il veut.
» En réalité, «
tout ce que crée le savant dans un fait, c'est le langage dans lequel il l'énonce n.
Le fait brut, lui aussi,
s'exprime par le langage : il ne viendra à l'esprit de personne de prétendre « que les faits de la vie quotidienne
sont l'oeuvre des grammairiens » (Ouv.
cité, p.
229-233).
— 3° Il est donc exagéré de dire que les faits ne
sont aperçus qu'à travers des théories.
« L'énoncé d'un fait est toujours vérifiable et, pour la vérification, nous
avons recours soit au témoignage de nos sens, soit au souvenir de ces témoignages.
C'est là proprement ce
qui caractérise un fait » (Ouv.
cité, p.
226).
Ce sont les faits, ainsi dûment constatés, qui exigent le
remaniement des théories, et non l'inverse : c'est la découverte des phénomènes de diffraction qui exigèrent
l'abandon de la théorie de l'émission de la lumière; c'est la découverte du fait qu'un corps qui brûle, au lieu de
diminuer de poids comme l'impliquait la théorie du phlogistique, augmente de poids, du moins si l'on tient
compte de tous les produits de la combustion, qui exigea l'abandon de cette théorie; et l'on pourrait citer
quantité d'autres exemples.
Tout ce que l'on pourrait concéder à la formule en question, c'est que, par suite
du rôle de l'esprit dans la constatation des faits, ce sont parfois les théories qui rendent le savant attentif à
des faits qu'il n'avait pas su apercevoir jusque-là.
Ce sont elles aussi qui lui permettent de les comprendre.
En
ce sens, la théorie joue bien un rôle essentiel dans la recherche.
Conclusion.
Tout en reconnaissant le rôle capital de l'activité de l'esprit dans la constatation — et la
constitution — du « fait scientifique », on ne doit pas méconnaître la nécessaire objectivité de cette
constatation : le fait n'est pas créé par le savant, il s'impose à lui..
»
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