La raison peut-elle assigner à notre action des fins, ou bien ne peut-elle que calculer les moyens d'atteindre une fin donnée
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La raison peut-elle assigner à notre action des fins, ou bien ne peut-elle que calculer les moyens
d'atteindre une fin donnée ?
Introduction.
— Terrifiés par la perspective d'une guerre atomique, certains incriminent la science dont les progrès
ont mis entre les mains de l'homme la puissance destructrice que nous savons.
A quoi le simple bon sens permet de
répondre : les savants mettent à notre disposition des moyens d'action de plus en plus puissants, c'est vrai ; mais
ils ne déterminent pas l'usage qui doit en être fait ; c'est à chacun qu'il appartient, interrogeant sa conscience, de
déterminer la fin à la poursuite de laquelle ces moyens doivent être utilisés.
La science indique des moyens, mais elle
n'a pas à se prononcer sur les fins à poursuivre.
Cette réponse relative au rôle de la science vaut-elle de la raison, qui est l'instrument essentiel de la recherche
scientifique ? La raison doit-elle se contenter de calculer les moyens d'atteindre une fin donnée, ou bion peut-elle
aussi assigner des fins à notre action ?
I.
— LA RAISON NE PEUT QUE CALCULER DES MOYENS
Dans la signification la plus étroite et la plus précise du mot, la raison est la faculté de raisonner ; son acte propre
est le raisonnement.
Celui-ci consiste, certaines propositions étant données, à en tirer les conséquences qu'elles
impliquent.
Cette opération s'apparente au calcul et peut être confiée à une machine analogue aux machines à
calculer.
Or ces machines effectuent leurs calculs sans rien viser, c'est même parce qu'elles ne visent rien que les
résultats qu'elles nous fournissent sont d'une objectivité et d'une exactitude si rigoureuses.
S'il y a tant de controverses et tant d'incompréhensions dans les rapports humains, c'est que, à la différence des
machines à calculer, tendant à une fin, nous cherchons à prouver ce qui nous avantage, ce que, pour des causes
souvent étrangères à la raison, nous croyons vrai...
La fin plus ou moins consciemment poursuivie fausse le jeu de la
raison.
Quelque chose de la logique passionnelle se glisse parmi les opérations de la logique rationnelle.
Pour raisonner correctement, la raison doit donc se défendre de viser à autre chose qu'à cette correction, à
l'observation des exigences formulées par la logique formelle ou par les théoriciens de la déduction.
D'ailleurs, même en donnant au mot « raison » l'acception élargie qu'il a dans l'usage courant, en le prenant comme
synonyme d'intelligence, il ne lui appartient pas davantage d'assigner des fins ; son rôle se réduit à proposer les
moyens aptes à conduire à des fins fixées par ailleurs.
Grâce à l'intelligence nous comprenons la nature des choses,
les causes des phénomènes observés, les raisons de certains comportements de nos semblables comme aussi de
nous-mêmes.
Or, nous 'n'assignons évidemment aucune fin à la machine ou à l'organisme dont nous avons expliqué
le fonctionnement.
Pas davantage à l'homme dont nous avons compris la conduite.
Sans doute, en observant les hommes et en nous observant nous-mêmes, nous distinguons des tendances vers
certaines fins.
Ces tendances, nous les constatons, ce n'est pas nous qui les avons implantées en nous ; ces fins
nous attirent sans que nous nous les soyons assignées, et souvent malgré notre vrai vouloir.
Nous pouvons, il est
vrai, grâce à l'intelligence ou à la raison, comparer entre elles ces tendances et ces fins, établir une hiérarchie,
déterminer celles qui sont préférables...
Mais d'après quel critère se fera cette détermination ? Nous le savons par
l'histoire des doctrines : suivant qu'on interroge Épicure ou Marc Aurèle, Durkheim ou Bergson, la réponse sera bien
différente ; signe qu'elle ne vient pas de la seule intelligence, laquelle devrait aboutir à une vérité identique pour
tous.
D'ailleurs, à supposer que l'intelligence ou la raison parviennent à fixer une hiérarchie des fins admise par tous les
esprits, il resterait à nous assigner la fin qui devrait diriger notre action.
Car « assigner » dit plus que « constater ».
L'individu à qui on assigne une résidence, n'est pas libre de s'établir ailleurs.
L'assignation oblige.
Or, à supposer que
nos puissances cognitives puissent déterminer quelle est la fin la plus conforme à notre nature ou même la plus
désirable, on ne voit pas comment elles pourraient nous obliger à y tendre.
Dans le domaine moral, comme d'ailleurs dans les autres — technique, économique, politique...
—, le rôle des
fonctions rationnelles se borne donc à calculer les moyens d'atteindre les fins visées.
Pour assigner l'une ou l'autre
de ces fins à l'activité humaine, il faudrait, semble-t-il, l'intervention d'une autorité supérieure ayant le pouvoir de
commander.
II.
- RIEN, EN DEHORS D'ELLE, NE PEUT NOUS ASSIGNER DES FINS
Nous venons d'évoquer Dieu qui, pour la grande masse de ceux qui se conduisent d'après des principes moraux,
fonde l'obligation.
Mais si ce fondement peut suffire à une bonne chrétienne, le philosophe et même quiconque
réfléchit ne saurait s'en contenter.
Resterait à savoir, en effet : d'une part, pourquoi Dieu nous assigne une fin déterminée ; d'autre part, pourquoi nous
devons obéir à Dieu.
Si nous pouvons nous poser ces questions et y répondre, c'est parce que nous sommes doués
de raison, en sorte que le dernier mot revient à la raison et non à Dieu.
Or, nous l'avons dit, la raison perçoit des
faits et des rapports ; elle n'impose rien.
C'est pourquoi en fondant l'obligation sur l'autorité divine, on a
implicitement en vue les sanctions dont, comme l'autorité humaine, Dieu dispose contre ceux qui contreviennent à
sa loi.
Par suite, dans une éthique strictement théologique, l'activité morale ne serait motivée que par la crainte de
l'enfer, de même que la crainte du gendarme et de l'échafaud freine les impulsions à la délinquance.
On ne saurait, évidemment, reconnaître de valeur morale à des fins poursuivies pour des motifs aussi intéressés.
Ce que nous venons de dire d'une morale strictement théologique vaut aussi, à plus forte raison, d'une morale de
genre sociologique, que la société qui assigne les fins de notre action soit la nation, la patrie, la race, l'humanité...
En effet, cette assignation donne lieu aux mêmes pourquoi, et c'est aussi la raison qui les pose et qui y répond.
Ici
encore, de pourquoi en parce que et de parce que en pourquoi, nous sommes amenés à reconnaître le dernier mot à.
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