La raison humaine est-elle, par nature, conduite à supposer dans le monde plus d'ordre qu'elle n'en trouve ?
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• INTRODUCTION
Le désordre apparent du monde, périodiquement renaissant, désespère tout à la fois le souci d'en saisir
l'intelligibilité, et l'espoir de le voir progresser vers la paix et l'harmonie.
Mais son inconstance même - ordre et
désordre semblant alterner - invite à s'interroger sur sa consistance.
Faut-il admettre une fois pour toutes que le
monde est désordre ? Faut-il voir dans le désordre une apparence à laquelle seule notre ignorance provisoire
donnerait son ascendant ? Faut-il, plus radicalement, considérer qu'il n'y a en lui que de l'ordre, la notion de
désordre ne prenant sens qu'au regard des attentes proprement humaines ? Questions qui intéressent au plus haut
point la raison humaine dans son effort non seulement pour comprendre ce qui est, mais aussi pour comprendre
comment ce qui est peut être tel qu'il est - c'est-à-dire considérer le devenir qui permet de mettre en perspective
chaque configuration de sens : ce qui aujourd'hui me paraît désordre ne se révélera-t-il pas demain comme relevant
d'un ordre insoupçonné ? D'où la question : la raison humaine est-elle, par nature, conduite à supposer dans le
monde plus d'ordre qu'elle n'en trouve ?
• DÉVELOPPEMENT - PREMIÈRE PARTIE: analyse du sujet et mise en place de la problématique.
C'est de la nature et du rôle de la raison qu'il est question essentiellement.
Et il faut comprendre d'emblée que la
raison, comme faculté originale, joue un rôle propre, distinctif, dans l'ensemble des facultés humaines.
Comment ce
rôle est-il présenté dans la question" Par deux notations à analyser.
La raison, est-il dit, trouve un certain ordre
dans le monde.
Elle est donc à l'oeuvre dans une recherche d'intelligibilité, dont le sens est de saisir les rapports
selon lesquels les choses de ce monde se disposent et s'agencent les unes par rapport aux autres.
D'un tel point de
vue, le désordre n'a pas d'autre signification que celle d'une limite du processus d'investigation.
Limite provisoire, la
recherche de l'ordre ne pouvant préjuger de la nature des difficultés qu'elle rencontre, ni leur donner a priori un sens
métaphysique arbitraire.
La réflexion ici engagée concerne pour l'instant la seule quête d'ordre dans le champ de la
connaissance objective, et notamment scientifique.
Sur ce plan, le désordre reste le nom de cette part d'ombre qui
affecte le réel tant qu'il n'est pas élucidé.
Et il faut se garder de tout glissement anthropomorphique consistant à
appeler désordre ce qui bouleverse, dérange et affecte l'homme.
Tornade, tempête, ouragan, éruption volcanique ne
relèvent pas du désordre, même si beaucoup de choses sont détruites ou disloquées à la faveur de tels
phénomènes.
Donc, la raison, par cette forme d'intelligence en laquelle elle se manifeste comme entendement
attentif aux régularités des phénomènes et soucieux d'en dégager les lois, trouve, effectivement, un certain ordre.
Mais, réfléchissant, comme au second degré, sur les limites de cet ordre, et sur les limitations de l'investigation qui
leur correspondent, elle aurait par nature le pouvoir de supposer davantage d'ordre.
Propension dynamique exprimée ici dans une faculté de supposition.
Le tout étant de savoir si cette supposition est arbitraire, ou si elle
peut s'autoriser d'arguments, de repères, de points de vue, lui permettant de s'étayer.
Tel serait le premier point
essentiel à examiner.
Mais tout aussitôt surgirait un autre objet de réflexion, portant sur l'enjeu d'une telle
propension de la raison.
N'outrepasse-t-elle ses droits en allant au-delà de l'ordre provisoirement découvert ? S'agitil d'un prolongement métaphysique légitime, permettant de donner sens aux limites provisoires de la connaissance,
c'est-à-dire de les comprendre ? S'agit-il au contraire d'une propension néfaste, génératrice d'absolus illusoires,
relevant d'une mauvaise spéculation.
A mille milles de toute terre habitée, la raison peut se prendre au jeu de ses
propres exigences, et rompre le lien essentiel de ces exigences aux réquisits d'une véritable connaissance, et se
méprendre dès lors sur son propre pouvoir - par une mauvaise abstraction et une illusion d'indépendance qui, toutes
proportions gardées, peut s'apparenter à un délire.
Ce second point mérite une étude attentive, d'autant qu'il prend
un relief particulier si la question est examinée dans le champ des affaires humaines, considérées notamment au sein
d'une problématique éthique et politique de l'ordre.
• DÉVELOPPEMENT - DEUXIÈME PARTIE : la raison est-elle tout à la fois destinée et habilitée à supposer
plus d'ordre ?
L'idée que les choses peuvent s'agencer selon un certain ordre, qu'il appartient à l'homme de découvrir, a pour
corrélât l'existence en l'homme d'une faculté adéquate, faculté de calcul au sens strict (ratio, en latin, veut dire
calcul) qui s'efforcerait de dégager les constantes, les régularités internes du réel.
Mais rendre le réel intelligible,
est-ce seulement dégager proportions et rapports, par une faculté de calcul et de raisonnement ? La compréhension
de ce qu'est la réalité ne peut se réduire au repérage rigoureux des constantes qui s'y manifestent, ni à la
formulation des lois qui expliciteraient ces constantes en rapports de causalité.
La raison est plus que simple calcul.
Elle est faculté de juger, de distinguer, faculté de penser dans un sens large (latin : ratus sum = je pense, je suis
d'avis que).
Par exemple, l'observation réglée de la répétition d'un même phénomène, ou d'une même succession de
phénomènes, ne peut à elle seule suffire à justifier une induction.
La raison s'efforce de considérer la production du
phénomène dans sa causalité interne, afin de connaître réellement, et non pas de généraliser, peut-être
abusivement.
Ainsi comprise, la raison se donne à saisir comme entendement, producteur d'un ordre pensé, c'est-àdire découvert.
Le concret vécu, pour parler en termes hégéliens ou marxistes, est étudié, relativisé, et de ce
travail réflexif naît le « concret pensé ».
L'ordre trouvé par la compréhension rationnelle propre à l'entendement, s'il
résulte d'un travail de systématisation des données de l'observation, ne saurait se limiter à elles.
Par ses
implications, le travail conceptuel les déborde - et il y a déjà, dans la raison à l'oeuvre au sein de l'entendement
scientifique, propension à supposer plus d'ordre qu'il ne peut s'en présenter d'emblée aux premières systématisations
de l'expérience.
Au-delà, c'est le sens même des limitations provisoires du travail de mise en ordre qui doit devenir
objet de réflexion pour la raison elle-même, dépassant tendanciellement le travail d'explication fourni par
l'entendement.
Supposer davantage d'ordre, ce n'est pas en affirmer dogmatiquement l'existence, mais prolonger les
lignes de force de l'explication en chantier, afin d'essayer d'en esquisser l'achèvement possible, le point de mire de
cet achèvement représentant une sorte de fin idéale, située et définie aussi rigoureusement que possible..
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