La possibilité de la discussion sur les goûts se fonde-t-elle sur un principe objectif ?
Extrait du document
«
[1.
Le plaisir ne serait que la conséquence de la connaissance d'un rapport objectif.]
L'idée d'un « bon goût » paraît impliquer que seuls certains objets doivent produire le sentiment du beau.
Il est donc
tentant de chercher ce qui caractérise l'objet beau en tant que tel.
Mais nous avons vu que le beau exprime d'abord un
état du sujet : c'est notre satisfaction qui révèle l'existence de la beauté.
Nous devons donc toujours partir de notre
sentiment pour découvrir ensuite les propriétés de l'objet qui y correspond.
Mais si précisément ce sentiment peut se
produire à l'occasion d'un objet qui n'en est pas digne, comme c'est le cas dans le mauvais goût, cette démarche est
impossible.
En d'autres termes, si le critère suprême du beau c'est le plaisir, aucune norme ne peut être introduite.
On
ne peut prouver à quelqu'un qui éprouve un plaisir que ce n'est pas vrai ou que ce plaisir ne devrait pas exister.
On
peut espérer lever la difficulté en disant que l'homme qui n'a pas de goût n'éprouve pas le sentiment du beau à
l'occasion d'un objet qui ne l'est pas ; mais qu'il éprouve un sentiment qui n'est pas celui du beau.
Le propre du
mauvais goût serait de ne pas savoir distinguer la satisfaction spécifique qui correspond au beau d'autres genres de
satisfaction.
En particulier, puisque nous avons distingué le beau de l'agréable, le mauvais goût consisterait à les
confondre.
On s'imaginerait ainsi que parce qu'une femme est attirante, elle est belle.
Cette solution ne lève cependant
pas complètement la difficulté.
En effet pour établir la possibilité d'une discussion, et corrélativement, d'un bon goût, il
faut que nous éprouvions non seulement le même sentiment, mais encore à propos des mêmes objets.
Quand bien
même seuls les objets beaux provoqueraient le sentiment spécifique du beau, toutes les fautes de goût s'expliquant
alors par une impureté du plaisir esthétique mélangé à l'agréable, il resterait à comprendre pourquoi il en est ainsi.
Comment se fait-il que les mêmes objets doivent produire le même sentiment chez des individus différents ? On rendra
alors compte de la possibilité de la discussion en faisant du plaisir esthétique la conséquence de la connaissance d'un
rapport objectif.
C'est parce qu'il résulte de la connaissance que le plaisir esthétique peut s'expliquer par des raisons et
prétendre à la communication.
[2.
Ce rapport objectif serait l'adéquation de l'objet à sa fin.]
Nous trouvons un tel rapport objectif dans la notion de fin ou de fonction.
La beauté serait alors la parfaite
correspondance entre un objet et sa fonction.
Donnons un exemple emprunté à la technique humaine : une voiture.
On
a tendance à dissocier l'aspect fonctionnel de la voiture (le moteur, les roues, etc., et de manière générale, tout ce qui
permet d'atteindre la fin qui est de rouler), et l'aspect esthétique (certaines parties de la voiture, comme les formes de
la carrosserie, moins soumises que d'autres à des contraintes techniques).
Cependant, on peut objecter à cette
dissociation que précisément, la belle voiture est celle qui supprime l'arbitraire de cette séparation : dans une belle
voiture de sport, la beauté des lignes répond à une exigence fonctionnelle d'aérodynamisme.
Ce n'est pas que ce qui
est utile se trouve par ailleurs être beau, c'est que la beauté n'est rien d'autre que la nécessité de l'ensemble : tout s'y
subordonne à la même fin.
Il en va alors de la belle voiture comme du beau discours dans lequel l'architecture
d'ensemble, comme le détail des parties, concourent à un même but.
Si les objets techniques ont une fin objective qui donne au jugement sur eux un critère reconnu par tous, cette question
de la fin paraît plus délicate à propos des beautés naturelles et des oeuvres d'art.
Nous nous contenterons de donner
des exemples qui suggèrent ce que pourrait être ici la référence à une fin, tout en en montrant le caractère fortement
problématique.
— Pour Schopenhauer, la beauté de la femme répond à sa destination naturelle, qui est la maternité.
La belle femme
est donc celle dont les formes la prédisposent à cette fonction.
Peut-on cependant réduire la beauté d'une femme à cela
?
— On pourrait discuter, à partir de l'histoire de l'art, de l'idée d'une finalité sociale, politique ou religieuse de l'art.
Un
exemple fera comprendre la chose : on peut dire, dans la perspective qui est la nôtre, que la musique militaire est belle
lorsqu'elle donne de l'ardeur au combat.
Tout art est-il cependant assujetti à une finalité extérieure à lui ?
[3.
Ce rapport objectif ne doit pas faire l'objet d'une connaissance intellectuelle mais d'une perception.]
La discussion sur les goûts est rendue possible par l'existence d'une fin objective à laquelle l'objet beau doit
correspondre.
Il est tout aussi possible de discuter des goûts que de rechercher ensemble les meilleurs moyens de
réaliser une fin sur laquelle on s'entend.
Mais le prix à payer pour établir cette possibilité n'est-il pas une excessive
intellectualisation du goût ?
D'abord, puisque le jugement de goût exprime le plaisir éprouvé par le sujet, comment passe-t-on de la connaissance
objective au plaisir? C'est que dans la perfection, l'esprit trouve un objet qui lui procure satisfaction, car il répond à son
attente d'unité.
Comme le beau est ce qui s'accorde à sa fonction propre, de même le plaisir de l'esprit réside dans
l'accomplissement de la vertu, de la fonction propre à l'esprit.
Mais cette satisfaction intellectuelle, comme celle que l'on
a devant une « belle » démonstration en mathématiques, est-elle le plaisir esthétique?
Le beau ne doit donc pas résulter d'une connaissance mais être l'objet d'une perception.
Le beau se voit, il s'entend, il
ne se connaît pas.
Dès lors, le principe intellectuel qui fondait la possibilité de la discussion doit « s'incarner» dans le
sensible.
Il doit être perçu.
On pourrait lever cette objection en disant que dans la perception du beau, l'esprit ne
connaît certes pas l'accord de la chose à sa fonction, mais du moins le pressent-il.
C'est cette connaissance «
inconsciente » qui cherche à venir à la conscience dans la discussion sur les goûts.
Par là, le jugement de goût est
certes préservé d'une excessive intellectualisation.
Mais toute la difficulté se concentre dans ce concept pour le moins
paradoxal de « connaissance inconsciente ».
Un sens acceptable de cette notion paraît résider là encore dans un retour
à la perception : lorsque nous voyons un visage, nous n'avons pas conscience de chaque trait isolément, et pourtant
nous les voyons.
Il y a des perceptions qui échappent à une conscience claire.
Ainsi, la connaissance qui fonderait le
jugement de goût pourrait bien être une perception confuse.
Quel est ce rapport objectif qui n'est pas l'objet d'une
connaissance mais d'une perception confuse?.
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