La politique peut-elle se passer de considérations morales ?
Extrait du document
«
Position de la question.
Il est assez courant d'opposer la politique et la morale.
Tout au moins, sur le plan
théorique, les considère-t-on volontiers comme étrangères l'une à l'autre, comme appartenant à deux domaines bien
différents.
Cette opinion est-elle fondée? Si elle ne l'est pas, comment concevoir leurs rapports?
I.
La politique, étrangère à la morale.
Qu'on la considère sur le plan théorique (la science politique) ou mur le plan pratique (l'action politique), la politique
comprend l'ensemble de tout ce qui touche à l'État et au gouvernement.
Or, il y a là un ordre de choses qui semble,
à première vue, bien distinct de celui des valeurs morales.
A.
— Tous les tenants de ce qu'on peut appeler le «réalisme» politique ont soutenu que la politique a ses fins
propres : la société n'a d'autre devoir que de se conserver, et le rôle de l'État et du gouvernement est uniquement
d'assurer cette conservation ; s'ils se laissaient arrêter par les scrupules de la morale courante, ils risqueraient
d'être infidèles à leur mission.
1° C'est surtout l'écrivain italien MACHIAVEL (1469-1527) qui a attaché son nom à ce réalisme politique) : « Il y a,
écrit-il (Le Prince, chap.
XV), une si grande différence entre la manière dont les hommes vivent et celle dont il serait
juste qu'ils vécussent, que celui qui néglige ce qui se fait pour suivre ce qu'il devrait faire, court à une ruine
inévitable...
Il est donc nécessaire qu'un prince apprenne à ne pas toujours être bon et sache appliquer ou non ces
maximes morales selon les circonstances.
» Le prince ne doit pas « craindre d'encourir quelque blâme pour les vices
utiles au maintien de ses États...
L'intérêt de sa conservation l'oblige souvent à violer les lois de l'humanité, de la
charité et de la religion...
L'essentiel est de se maintenir dans son autorité : les moyens seront toujours jugés
honorables et loués de chacun» (Ibid., chap.
XVIII).
C'est ainsi que la cruauté est bien employée «lorsqu'elle est
dictée par la nécessite de s'assurer la puissance » et que la mauvaise foi « est toujours nécessaire à quiconque
veut s'élever à un plus grand pouvoir ».
Un prince prudent doit être rusé comme le renard et « éviter de tenir les
promesses qu'il voit contraires à ses intérêts ».
Cette doctrine est fondée, chez Machiavel, sur un pessimisme
profond et un entier mépris de l'être humain : « Les hommes en général sont ingrats, inconstants, dissimulés, lâches,
intéressés...
Ils craignent moins d'offenser celui qui se fait aimer que celui qui se fait craindre» (Ibid., chap.
XVII).
2° On trouverait des conceptions analogues chez tous les défenseurs des régimes autoritaires et de la «raison
d'État ».
C'est ainsi que, pour le philosophe anglais HoBBES, théoricien du despotisme dans son Léviathan (1650),
c'est la volonté seule du souverain qui décide du juste et de l'injuste : le bien est ce qu'il décrète, le mal ce qu'il
interdit.
3° De nos jours enfin, les mêmes affirmations se retrouvent chez tous les partisans de l'absolutisme ou du
totalitarisme, quelles que soient par ailleurs les tendances politiques auxquelles ils se rattachent.
C'est ainsi qu'en
France l'école dite du «nationalisme intégral» avait choisi la formule « par tous les moyens » comme la maxime de
son action.
« L'infaillible moyen, écrivait Ch.
MAURRAS (La Démocratie religieuse, p.
245), d'égarer quiconque
s'aventure dans l'activité politique, c'est d'évoquer inopinément le concept de la pure morale au moment même où
l'on ne doit étudier que des rapports de faits et leurs combinaisons.
» — A l'autre extrémité de l'horizon politique, le
communisme léniniste proclame que le salut de la Révolution est la loi suprême.
« La morale communiste, déclare un
ouvrage soviétique, est subordonnée aux intérêts de la lutte de classe du prolétariat.
N'est conforme à la morale
communiste que ce qui consolide le régime nouveau » (Petit dictionnaire philosophique, Moscou, éd.
en langues
étrangères, p.
409).
La violence .est légitime, écrivait LÉNINE, « quand elle est commise par les masses travailleuses
et exploitées », et ainsi «l'organisation rationnelle de l'immense machine à terroriser totalitaire permet la production
d'une violence froide et calculée auprès de laquelle la terreur jacobine n'était qu'une jacquerie spontanée et
chaotique » (M.
FAINSOD, Comment l' U.R.
S.S.
est gouvernée, p.
322-323).
La vision marxienne du communisme
Selon Marx, le travail, libéré de l'aliénation issue de la propriété privée
des moyens de production, donnera naissance à une société sans
classe.
En effet, le prolétariat constitué en classe dominante détruit par
la violence l'ancien régime de production et anéantit par là même les
conditions de l'antagonisme des classes.
En mettant fin à celui-ci, il
détruit aussi sa propre domination comme classe [Manifeste..., p.
69701.
Les détracteurs de Marx, et en premier lieu Proudhon, ont vu, dans
cette proposition d'une société communiste sans classe, la fin de
l'histoire.
Prenant appui sur la maxime du Manifeste selon laquelle «
l'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire des
luttes de classes », ces détracteurs avançaient qu'une société sans
classe était une société sans histoire.
Marx, au contraire, considère que
l'histoire continue dans le communisme, au-delà de l'antagonisme de
classes qui est détruit.
Tous les textes de Marx et d'Engels s'accordent
sur ce point, des textes philosophiques de jeunesse au Capital, au
Manifeste ou aux textes plus sociologiques d'Engels : «Dans son
principe, le communisme se situe au-dessus de l'antagonisme entre
bourgeoisie et prolétariat ; il le reconnaît dans sa signification historique.
»
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