La philosophie, activité libre et désintéressée, est-ce un luxe ?
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La philosophie est-elle un luxe ? Ce qui est un luxe est coûteux et inutile. Nous aurons donc à évoquer très brièvement ce que l'on pourrait appeler l'aspect économique de cette question, c'est-à-dire les conditions financières indispensables pour philosopher dans notre monde moderne. Mais approfondir cet aspect nous entraînerait vers le problème général, sociologique, de l'inégalité des chances dans les carrières. C'est évidemment sur le problème de l'utilité de la philosophie que nous nous attarderons. Il nous apparaît alors que la question posée nous oblige à nous interroger nécessairement sur la définition même de la philosophie. Et finalement, au- delà même de la nature de la philosophie, c'est au drame de la condition humaine que notre réflexion nous conduira.
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La philosophie est-elle un luxe ? Ce qui est un luxe est coûteux et inutile.
Nous aurons donc à évoquer très brièvement ce que l'on pourrait appeler l'aspect
économique de cette question, c'est-à-dire les conditions financières indispensables pour philosopher dans notre monde moderne.
Mais approfondir cet
aspect nous entraînerait vers le problème général, sociologique, de l'inégalité des chances dans les carrières.
C 'est évidemment sur le problème de l'utilité
de la philosophie que nous nous attarderons.
Il nous apparaît alors que la question posée nous oblige à nous interroger nécessairement sur la définition
même de la philosophie.
Et finalement, au- delà même de la nature de la philosophie, c'est au drame de la condition humaine que notre réflexion nous
conduira.
Les non-philosophes considèrent en général la philosophie comme un langage abstrus, un discours abstrait, qu'un petit groupe de spécialistes, seul à
pouvoir le comprendre, développe sans fin au sujet de questions incompréhensibles et sans intérêt, une occupation réservée à quelques privilégiés qui,
grâce à leur argent ou à un heureux concours de circonstances, ont le loisir de s'y livrer, un luxe donc.
Et il faut bien reconnaître que, déjà, pour qu'un seul
élève puisse devenir candidat au baccalauréat, pour qu'il accède au privilège de pouvoir rédiger la présente dissertation philosophique, il a fallu de lourdes
dépenses financières assumées par ses parents et par les contribuables.
Et à quoi lui servira réellement, « dans la vie », le fait d'avoir rédigé cet exercice
de style ? Dans notre monde moderne où règne la technique scientifique et industrielle, où tout est évalué en fonction de la rentabilité et du profit
commercial, à quoi cela peut-il servir de discuter des rapports entre vérité et subjectivité, médiat et immédiat, contingence et nécessité, ou du doute
méthodique chez Descartes ? Il est vrai d'ailleurs que la philosophie est loin d'être totalement absente du monde moderne, c'est-à-dire des écrans de
télévision, puisque, en général, l'homme contemporain n'a le sentiment de percevoir véritablement le monde extérieur que lorsqu'il le voit reflété dans ces
petits quadrilatères.
On montre donc de temps en temps, à la télévision, des philosophes dans telle ou telle émission : ils séduisent généralement le public
par leur art de parler, on achète leur livre le lendemain, on en feuillette les premières pages, avant de refermer définitivement l'ouvrage, rebuté que l'on est,
la plupart du temps, par l'incompréhensible jargon.
Mais tout cela est ressenti précisément comme un luxe de privilégiés, comme l'affaire d'un « tout petit
monde », sans influence sur les grandes options de la vie.
La gloire de la philosophie, répondront certains philosophes, c'est précisément d'être un luxe et un discours inutile.
Tout d'abord, s'il n'y avait que l'utile
dans le monde, le monde serait irrespirable.
La poésie, la musique, la peinture, elles aussi, sont inutiles.
Elles n'améliorent pas la productivité.
Mais
pourtant elles sont indispensables à la vie.
Elles nous libèrent de l'urgence utilitaire.
C'est également le cas de la philosophie.
Socrate, dans les dialogues
de Platon, fait remarquer à ses interlocuteurs qu'ils ont tout leur temps pour discuter, que rien ne les presse.
Et il est bien vrai qu'il faut pour cela du loisir,
comme il faut du loisir pour peindre, pour composer de la musique et de la poésie.
Et c'est précisément le rôle de la philosophie de révéler aux hommes l'utilité de l'inutile ou, si l'on veut, de leur apprendre à distinguer entre deux sens du
mot utile.
Il y a ce qui est utile pour telle fin particulière : le chauffage, ou l'éclairage, ou les transports, et il y a ce qui est utile à l'homme en tant qu'homme,
en tant qu'être pensant.
Le discours de la philosophie est « utile » en ce dernier sens, mais il est un luxe si l'on ne considère comme utile que ce qui sert à
des fins particulières et matérielles.
Peut-on donner une définition générale de cette philosophie conçue comme un discours théorique ? Il est assez difficile de trouver un dénominateur commun
entre les différentes tendances.
Peut-être pourrait-on dire qu'il est commun aux structuralistes et aux analystes, pour prendre pour exemple deux groupes
importants, de développer un discours réflexif sur toutes les formes du discours humain, qu'il soit scientifique, technique, politique, artistique, poétique,
philosophique ou quotidien.
La philosophie serait donc ainsi une sorte de métadiscours, qui ne se contenterait pas d'ailleurs de décrire simplement les
discours humains, mais qui les critiquerait au nom de ce qu'il faut bien appeler les exigences de la raison, même si cette notion de « raison » est mise ellemême en question par la plupart de ces discours réflexifs.
Et il faut bien reconnaître que, depuis Socrate, ce discours sur les discours a été un aspect de la
philosophie.
Il est pourtant bien difficile de se satisfaire de cette solution.
Si la plupart des hommes considèrent la philosophie comme un luxe, c'est surtout parce
qu'elle leur paraît infiniment éloignée de ce qui fait la substance de leur vie : leurs soucis, leurs souffrances, leurs angoisses, la perspective de la mort qui
les attend et qui attend ceux qu'ils aiment.
En face de cette réalité écrasante de la vie, le discours philosophique ne peut leur apparaître que comme un vain
bavardage et un luxe dérisoire...« Des mots, des mots, des mots », disait Hamlet.
Qu'est-ce qui finalement est le plus utile à l'homme en tant qu'homme ?
Est-ce de discourir sur le langage, ou sur l'être et le non-être ? N'est-ce pas plutôt d'apprendre à vivre une vie humaine ?
Nous avons évoqué tout à l'heure les discours de Socrate, discours sur les discours des autres.
Ils n'étaient pas destinés pourtant à construire un édifice
conceptuel, un discours purement théorique, mais ils étaient une conversation vivante, d'homme à homme, qui n'était pas coupée de la vie quotidienne.
Socrate est un homme de la rue.
Il parle avec tout le monde, il parcourt les marchés, les salles de sports, les ateliers des artisans, les boutiques des
commerçants.
Il observe et il discute.
Il ne prétend pas savoir quelque chose.
Il interroge seulement, et ceux qu'il interroge s'interrogent alors sur euxmêmes.
Ils se remettent alors eux-mêmes en question, eux-mêmes et leur manière d'agir.
Dans cette perspective, le discours philosophique n'est plus une fin en soi, mais il est au service de la vie philosophique.
L'essentiel de la philosophie n'est
plus le discours, mais la vie, mais l'action.
Toute l'Antiquité a reconnu que Socrate a été un philosophe, plus par sa vie et par sa mort que par ses discours.
Et la philosophie antique est toujours restée socratique dans la mesure où elle s'est toujours présentée elle-même comme un mode de vie, plus que comme
un discours théorique.
Le philosophe n'est pas spécialement un professeur ou un écrivain, mais un homme qui a fait un certain choix de vie, qui a adopté un
style de vie, épicurien ou stoïcien par exemple.
Le discours joue sans doute un rôle important dans cette vie philosophique ; le choix de vie s'exprime dans
des « dogmes », dans la description d'une certaine vision du monde, et ce choix de vie reste vivant grâce au discours intérieur du philosophe qui se
remémore les dogmes fondamentaux.
Mais ce discours est lié à la vie et à l'action.
On entrevoit ainsi un type de philosophie qui s'identifie en quelque sorte avec la vie de l'homme, la vie d'un homme conscient de lui-même, rectifiant sans
cesse sa pensée et son action, conscient de son appartenance à l'humanité et au monde.
En ce sens, la fameuse formule : philosopher, c'est apprendre à
mourir, est l'une des définitions les plus adéquates qui aient été données de la philosophie.
Dans la perspective de la mort, chaque instant apparaîtra
comme une chance miraculeuse et inespérée et chaque regard porté sur le monde nous donnera l'impression de le voir pour la première et peut-être la
dernière fois.
Nous ressentirons alors le mystère insondable du surgissement du monde.
La reconnaissance de ce caractère en quelque sorte sacré de la vie
et de l'existence nous conduira à comprendre notre responsabilité envers les autres et envers nous-mêmes.
Les Anciens trouvaient, dans une telle
conscience et dans une telle attitude de vie, la sérénité, la tranquillité de l'âme, la liberté intérieure, l'amour d'autrui, la certitude de l'action.
On peut
observer chez certains philosophes du XXE siècle, comme Bergson, Lavelle ou Foucault, par exemple, une certaine tendance à revenir à cette conception
antique de la philosophie.
A pparemment une telle philosophie ne peut être un luxe, puisqu'elle est liée à la vie elle-même.
Elle serait plutôt un besoin élémentaire pour l'homme.
C'est
pourquoi des philosophies comme l'épicurisme ou le stoïcisme se voulaient universelles.
Proposant aux hommes l'art de vivre en homme, elles
s'adressaient à tous les êtres humains : esclaves, femmes, étrangers.
Elles étaient missionnaires, elles cherchaient à convertir les masses.
Mais en vain.
Car il ne faut pas se faire d'illusion : cette philosophie conçue comme une manière de vivre ne peut être encore et toujours qu'un luxe.
Le
drame de la condition humaine, c'est qu'il est impossible de ne pas philosopher et en même temps impossible de philosopher.
A l'homme sont ouvertes, par
la conscience philosophique, la profusion des merveilles du cosmos et de la terre, une perception plus aiguë, une richesse inépuisable d'échanges avec les
autres hommes, avec les autres âmes, l'invitation à agir avec bienveillance et justice.
Mais les soucis, les nécessités, les banalités de la vie quotidienne,
l'empêchent d'accéder à cette vie consciente de toutes ses possibilités.
C omment unir harmonieusement la vie quotidienne et la conscience philosophique
? C e ne peut être qu'une conquête fragile et toujours menacée.
« Tout ce qui est beau, dit Spinoza à la fin de Y Ethique, est difficile autant que rare.
» Et
comment les milliards d'hommes écrasés par la misère et la souffrance pourraient-ils atteindre à cette conscience ? Etre philosophe, ne serait-ce pas aussi
souffrir de cet isolement, de ce privilège, de ce luxe, et garder toujours présent à l'esprit ce drame de la condition humaine ?.
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