La pensée se reconnaît-elle des maîtres ?
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«
La pensée se reconnaît-elle des maîtres?
Il découle de ce qui précède que tout homme doit penser par lui-même.
Sans cela, en effet, la liberté ne serait
qu'apparente car je resterais soumis à ceux qui pensent à ma place.
La liberté de la volonté appelle comme son
complément indispensable la liberté de la pensée.
Être libre dans sa pensée n'est pas seulement pouvoir penser ce
que l'on veut, mais penser ce qui est vrai.
Nous devons donc montrer à présent que dans le domaine de la pensée, il
ne saurait non plus y avoir de maître.
Pourtant c'est là aussi que le maître va changer de visage : d'oppresseur, il
deviendra libérateur avec l'apparition du rapport maître-disciple.
[La pensée ne se reconnaît pas de maître.]
Si penser n'est pas un pouvoir qui se délègue, c'est que tout le monde est capable de juger de la vérité et que la
vérité n'existe que dans l'épreuve intérieure qu'on en fait.
Cela ne signifie pas que tout ce que je pense est vrai,
mais que moi seul peut prendre conscience de mes erreurs.
Cela ne signifie pas non plus que je ne m'instruis pas
auprès d'autrui — à l'école, dans les discussions, dans les livres...
— mais apprendre, selon l'image platonicienne,
n'est pas remplir une bouteille au robinet d'un tonneau ! Quand, par exemple, j'écoute un maître de mathématiques
faire une démonstration, le comprendre n'est pas recevoir passivement ses paroles, mais c'est opérer pour soi le
cheminement qu'il fait, en ressaisir la nécessité intérieure, la vérité.
On peut certes appeler « maître » celui qui
instruit beaucoup.
Mais ce que j'apprends du maître, en vérité, je ne l'apprends que de moi.
Le maître n'est ici que
l'occasion qui provoque le savoir ; il n'en est pas la cause.
C'est pourquoi la fidélité à un maître spirituel ne saurait
être l'asservissement à la doctrine de ce maître, mais seulement la fidélité à la fidélité qu'avait le maître à l'égard de
la vérité.
Socrate apparaît donc comme la figure par excellence du maître.
En effet, Socrate est un maître,
précisément parce qu'il n'enseigne pas.
Platon nous le présente dans le Ménon sous les traits d'une sage-femme qui
accouche les esprits à eux-mêmes ! Socrate est maître car il se fait serviteur : il ne
cherche qu'à rendre chacun à sa propre pensée.
[Le maître nous guide.]
Nous débouchons là sur un des paradoxes les plus profonds de la philosophie : voilà que
le disciple en sait autant que le maître, et même plus puisqu'il juge de ses paroles.
Platon exprime ce paradoxe dans le mythe de la réminiscence.
Tout homme, malgré son
ignorance, est déjà, en un sens, dans la vérité, sans quoi il ne pourrait jamais l'atteindre
ni même la chercher.
C'est qu'il l'a apprise dans une vie antérieure.
Tout savoir est donc
un ressouvenir.
Cela n'est qu'un mythe bien sûr, mais il exprime que le rapport maîtredisciple existe d'abord à l'intérieur de moi.
Si je ne dois me soumettre à aucun maître
extérieur, c'est parce que j'apprends en moi la vérité.
Nous pouvons dire alors, de
manière imagée, qu'il y a en nous un « maître intérieur» qui nous enseigne.
Le maître extérieur, Socrate, n'est-il cependant que l'occasion qui conduit à ce maître
intérieur ? La nature de la vérité tend à le faire croire.
Toute vérité, par son universalité,
se pose dans son indépendance à l'égard des circonstances et des personnes qui me la font apprendre.
Par
l'enchaînement nécessaire qui l'unit aux vérités que je connais déjà, elle aurait pu n'être découverte que par moi.
Et
cependant aurais-je pu me passer de l'étincelle qui déclenche le savoir ? Certes, si nous devions réapprendre par
nous-mêmes toutes les connaissances depuis le début — toutes les mathématiques, toute la philosophie, etc.
—
mille vies humaines n'y suffiraient pas.
Mais la question est autre : quand bien même on y mettrait le temps, serait-il
possible d'apprendre par soi-même ce que l'on sait grâce aux maîtres ? Le maître n'est en vérité pas seulement
l'occasion du savoir.
Il est un guide qui nous précède.
Pensons à la manière dont certaines paroles de nos maîtres,
d'abord entendues sans être comprises, ont ensuite cheminé en nous, jusqu'au jour où nous nous les sommes
appropriées.
La réflexion eût-elle été seulement possible sans ce point de mire qu'a constitué le souvenir de ces
paroles ? Certes, quand nous prêtons ainsi attention à celles des paroles de nos maîtres que nous ne comprenons
pas, il n'y a pas là un acte de foi : nous ne le croyons pas sur parole, nous faisons seulement confiance à la
fécondité de ses paroles parce que, en bien des occasions, nous en avons déjà fait l'expérience.
S'il n'y a pas de
soumission au maître, il ne saurait pourtant y avoir de pensée sans lui et l'horizon qu'il nous ouvre.
Toute pensée
n'est-elle pas alors la méditation de ce que d'autres ont dit, l'interprétation d'un texte que d'autres ont écrit ?
[Le maître nous libère.]
Si le maître doit être ainsi notre guide, c'est qu'un lien nous retient dans l'ignorance.
Ce n'est pas accidentellement
que nous sommes à la fois dans l'ignorance et le savoir.
Cette dualité est l'indice d'un asservissement intérieur.
Platon a de nouveau recours au mythe pour l'exprimer.
Dans le mythe de la caverne, Platon nous parle d'une chaîne
qui retient les hommes.
C'est pour cela que nous sommes redevables à un maître qui est alors un libérateur.
S'il n'y a
pas d'ignorance innocente, si toute ignorance est préjugé et ignorance de soi, un maître est nécessaire.
L'universalité de la vérité n'est reconnue que par la singularité de la rencontre.
Certes, le choc initial par lequel je
suis mis en route vers le savoir est rendu inutile sitôt l'éveil provoqué.
Tout le travail du maître est destiné à se
rendre inutile.
Mais il a été nécessaire, et il l'est à chaque fois qu'une impulsion nouvelle doit nous libérer d'une
nouvelle zone d'ombre..
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