La pensée peut-elle concevoir son propre anéantissement
Extrait du document
«
INTRODUCTION.
— En philosophie plus encore qu'en mathématiques, à défaut, ou comme confirmation de la preuve
directe on recourt aussi à la preuve par l'absurde qui consiste à montrer à l'adversaire que sa thèse implique une
contradiction.
C'est une preuve de ce genre que formulent les mots suivants de LACHELIER : « La pensée ne peut
concevoir son propre anéantissement.
» Mais quel est le sens et quelle est la valeur de cette affirmation ?
« Pensée » est pris dans deux acceptions assez différentes que nous pouvons
juxtaposer dans une même phrase : « La pensée trouve un stimulant dans la
lecture de quelques pensées de PASCAL.
» La première pensée pourrait être
appelée la pensée pensante ou la pensée qui se fait : c'est une opération
mentale ou subjective, le fait de penser.
La seconde, que par opposition nous
pourrions appeler la « pensée pensée », la pensée faite, est le résultat du
travail de l'esprit : un jugement ou une vérité.
Quelle est la « pensée » dont
parlait LACHELIER ?
a) S'il s'agit de la pensée subjective, de la pensée qui se fait, je ne pourrais
me concevoir cessant de penser, et de là il serait permis de conclure à
l'immortalité de l'âme.
Mais ainsi compris les mots de LACHELIER expriment une
thèse évidemment fausse, que nous ne pouvons pas attribuer à ce grand
philosophe.
Sans doute, nous tenons tant à la vie qu'il nous est difficile d'accepter la
perspective de notre anéantissement, et il nous arrive de dire qu'il nous est «
impossible de le concevoir ».
Mais dans ce cas c'est le sentiment qui parle et
non la raison ou bien la raison se fonde sur des arguments autres que la
contradiction d'une pensée qui conçoit son anéantissement, ou bien encore
nous employons un mot impropre et constatons seulement qu'il nous est
impossible d'imaginer notre pensée anéantie.
Effectivement, cet anéantissement n'est pas imaginable.
Étant concrète, c'est-à-dire donnant le réel à la manière
de la perception sinon avec tous ses éléments, du moins avec tout ce qui en reste dans le souvenir, la
représentation imaginaire comporte, plus ou moins explicite, celle de celui qui imagine.
Je ne puis imaginer mes
obsèques qu'en y assistant en imagination, suivant le corbillard ou arrêté sur le trottoir pour observer le cortège.
Mais si l'anéantissement absolu de tout mon être, et par conséquent de la pensée, n'est pas imaginable, il peut se
concevoir.
Je sais que, dans cent ans, je serai réduit à quelques ossements décharnés; de même, je puis dire, en
comprenant le sens des mots et par suite en le pensant : dans cent ans, je ne penserai plus.
La pensée individuelle
peut donc concevoir son propre anéantissement.
b) En sera-t-il de même si nous comprenons l'affirmation de Lachelier de la pensée objective, c'est-à-dire de la
pensée faite et arrêtée dans un jugement ou encore de la vérité ? Je pense que deux et deux font quatre, que ce
jour de mai 1981 est orageux...
Puis-je concevoir l'anéantissement de ces vérités ?
D'après ce que nous venons de dire, je conçois facilement que ces vérités ne soient plus vérités pour moi, mais il
est impossible de concevoir qu'elles ne soient pas éternellement vraies en soi.
Avons-nous donc trouvé la véritable
interprétation des mots de LACHELIER ?
Il reste cependant une difficulté : la pensée qui conçoit est celle dont nous avons parlé en premier lieu, la pensée
pensante et non la pensée pensée.
C'est pourquoi, si l'interprétation que nous venons de proposer était juste il
faudrait dire, non pas : « La pensée ne peut concevoir son propre anéantissement », mais : « la pensée ne peut
concevoir que l'anéantissement de ce qu'elle a pensé ».
Cette seconde interprétation, elle aussi, doit donc être
écartée.
CONCLUSION.
— Nous sommes ainsi amenés à soupçonner que la pensée dont parle LACHELIER n'est pas la pensée
humaine prise dans sa réalité empirique Ce mot désigne sans doute pour lui la pensée absolue, à laquelle nous
participons.
En elle il n'y a pas de distinction de pensée pensante et de pensée pensée, car elle est acte pur.
C'est
d'elle qu'il est vrai de lire que «'la pensée ne peut concevoir son propre anéantissement »..
»
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