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La passion nous éloigne-t-elle de la réalité ?

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« Si la passion est volontiers exaltée — de Tristan et Yseult au surréalisme — par la tradition littéraire et poétique, elle est en général considérée avec suspicion par la philosophie — et ce depuis Platon lui-même.

Faut-il admettre que cette méfiance est justifiée parce que la passion éloigne sa « victime » de la réalité? Ne peut-on au contraire soutenir qu'elle est l'attitude qui donne à cette même « réalité » sa véritable saveur? On peut ramener les reproches faits à la passion à deux rubriques principales : 1) la passion corrompt l'intelligence en l'utilisant à son profit: elle la dévoie de son chemin habituel pour la mettre au service de buts illusoires ; La passion mobilise à son profit tout le dynamisme psychologique.

On a souvent décrit les effets très remarquable de la passion sur le jugement.

Proust écrit par exemple : « C'est le propre de l'amour de nous rendre à la fois plus défiants et plus crédules, de nous faire soupçonner plus vite que nous n'aurions fait une autre celle que nous aimons et d'ajouter foi plus aisément à ses dénégations.

» Le passionné ne raisonne pas du tout comme l'homme équilibré, il raisonne à la fois beaucoup plus, mais à faux.

Le jaloux par exemple passe son temps à épier des signes.

Il retient tout ce qui peut justifier sa jalousie, le grossit et néglige tout le reste.

Sur de faibles indices, il construit des raisonnements qui ont une structure très rigoureuse, mais dont la base est très fragile.

C'est ce que les psychologues nomment « la logique des passions ».

Le trait le plus remarquable est que le raisonnement passionnel demeure imperméable aux réfutations d'autrui ; s'il est impossible de réfuter les constructions du passionné, c'est parce que ses conclusions, au lieu de découler du raisonnement qui les précède, sont, en réalité, posées d'abord. L'échafaudage du raisonnement n'est construit qu'après coup, pour justifier la passion.

Ainsi Othello est jaloux de Desdémone dès l'origine, pour des mobiles très profonds et en partie inconscients.

Othello qui, comme dit André Maurois, « a souffert à Venise, malgré sa gloire militaire, des préjugés raciaux », se dit au fond qu'il ne mérite pas Desdémone, qu'il n'est pas digne d'elle Ce complexe d'infériorité le trouve prêt à accueillir sans critique les plus frêles indices et les arguments tendant à prouver l'infidélité de Desdémone.

Car la conclusion a été posée d'abord, de façon profonde et inconsciente. La passion s'empare de l'intelligence, de l'imagination.

Elle nous attache à des objets souvent médiocres qu'elle recouvre de prestiges illusoires.

Par là, elle semble nous déposséder de notre self-control, nous entraîner à des actes dont nous ne cessons réellement d'être maîtres.

Aussi, nous paraît-il nécessaire de conserver dans l'acception moderne psychologique du terme passion cette signification de passivité qui, dans la tradition philosophique, d'Aristote à Descartes (reprise de nos jours par Alquié), inspire l'opposition de la passion et de l'action.

Le passionné ne se définit-il pas lui-même comme un possédé, comme la victime d'une force fatale qui s'est emparée de lui ? Dans « le Désir d'éternité » (1943), Alquié distingue précisément la passion passive et la passion active : 1 — La passion passive est caractérisée par le refus du temps.

Le passionné est l'homme qui préfère le présent immédiat au futur de sa vie.

« Pour l'ivrogne, l'essentiel est de boire sur-le-champ, pour l'amoureux de retrouver sa belle au plus tôt, pour le joueur de courir au casino.

Mais demain, voici l'amoureux au désespoir, l'ivrogne malade, le joueur ruiné.

Ils ont sacrifié leur bonheur aux sollicitations immédiates, ils n'ont pas su se penser avec vérité dans le futur ».

Cette négation du temps comme avenir est ce que Alquié appelle « le désir d'éternité ».

Or c'est du passé que le présent tient sa puissance de fascination, dans cette forme de passion.

Elle est égocentrisme et résurgence du passé.

Le passionné aime dans l'objet de sa passion le symbole de son passé : l'avarice a souvent pour cause une crainte infantile de mourir de faim, l'amoureux projette sur la femme qu'il aime l'image du visage qui se penchait sur son berceau etc.

De là cette « joie d'enfant » du passionné adorant l'objet passionnel.

Étant refus du temps, la passion passive est vouée à l'inefficacité. 2 — La passion active est unité de l'esprit et volonté réalisatrice.

Elle retrouve le sens du futur comme lieu de son action, elle est autonomie du sujet.

Par exemple, loin d'être infantile, possessif et cruel comme l'amour-passion, l'amour-action sera oubli de soi, effort pour assurer l'avenir des êtres aimés, charité. — La différence nettement établie enfin entre les deux genres de passions est inséparable, comme on le voit, du plan moral.

Au fond la différence est surtout entre l'égoïsme des unes et l'altruisme des autres.

L'ambition est pensée du futur et sera pourtant rangée dans les passions passives, mais si cette ambition prend la forme de la passion de la science, elle risque d'être rangée dans les passions actives.

La vraie différence est bien, comme le disait Descartes, dans l'utilisation de ce dynamisme passionnel aveugle qui est tantôt inefficace, tantôt utilisé, selon le sentiment au service duquel il est et selon qu'il exclut ou intègre le discernement des valeurs. Celui qui subit la passion « ne peut croire qu'elle vient de lui et la considère comme une force étrangère, installée en lui, violentant ses instincts, déroutant sa raison.

Cette force toute-puissante et fatale lui inspire une sorte d'horreur sacrée ; il l'appelle divine : toute passion est regardée comme une emprise de la divinité sur l'homme, l'avarice comme l'amour (c'est Vénus tout entière à sa proie attachée), quoiqu'il la trouve en soi, l'homme la juge étrangère à soi, transcendante.

» (Dugas, «Les passions »). 2) la passion implique une aliénation du sujet à son objet (c'est l'opposition classique de la passivité à l'activité) : elle détermine méconnaissance, « monoïdéisme » et aveuglement. Ainsi, la passion aurait pour effets de nous empêcher de percevoir la réalité pour ce qu'elle est et, en même temps, d'interdire l'usage de la raison qui autorise l'approche lucide de cette dernière. A de tels arguments, le passionné reste évidemment sourd, puisqu'il ne vit plus dans le monde de l'argumentation et de la rationalité, mais s'exalte dans l'univers de l'idéalisation, de la rencontre inattendue, du court-circuit miraculeux.

Ainsi que l'affirme Denis de Rougemont : « l'homme de la passion est justement celui qui choisit d'être dans son tort, aux yeux du monde ». Si le passionné lui-même fait un tel choix, il semble clair que sa passion l'éloigne de la réalité.

Pire : elle lui fait perdre le sens des réalités les plus élémentaires.

Le joueur n'est-il pas condamné à la ruine? Ainsi se vengerait finalement la réalité — mais le passionné ne veut rien entendre de telles leçons : il s'imagine toujours qu'elles ne le concernent pas. L'histoire est cependant riche en individus qui, loin d'avoir perdu tout contact avec la réalité, en ont donné des interprétations neuves — qu'il s'agisse de Gauguin ou de Marie Curie. Que serait un artiste sans passion? Sans la confiance, en effet déraisonnable pour tout esprit calme, qu'il se fait pour trouver une nouvelle version du monde.

Et que pourrait découvrir un savant s'il n'était pas animé par une authentique passion de la découverte qui lui permet de supporter les impasses temporaires et les échecs, la lenteur de sa démarche, les objections de ses collègues, etc. On peut remarquer que cette autre figure du passionné (artiste, chercheur, «génie») s'affirme après le romantisme, après que Fichte a défini l'amour, mais semble-t-il, toute passion, comme «désir de quelque chose d'inconnu». On admet alors que la passion n'éloigne dans un premier temps du quotidien et de ses contraintes que pour mieux ensuite le retrouver, en le complétant ou le magnifiant du même mouvement.

On s'habitue dès lors à répéter après Hegel que « rien de grand ne s'est fait sans passion», en simplifiant volontiers sa pensée. Pour Hegel en effet, la passion est le nécessaire ressort subjectif — apparemment égoïste — qui entraîne l'homme à accomplir sans le savoir les buts de l'Esprit du Monde.

Ce dernier étant pure Raison, il est clair que sa froideur ou sécheresse ne pourrait entraîner l'humain vers des réalisations remarquables.

Aussi la passion en devient-elle l'agent involontaire, animant les hommes pour qu'ils agissent de manière excessive : subjectivement satisfaits (puisqu'ils comblent par exemple leur goût de la conquête ou leur désir de gloire), ils font avancer l'histoire dans le sens final de la Rationalité.

La passion n'est ainsi dans l'homme que l'écho d'une « ruse de la Raison ».

Et comme cette dernière se réalise progressivement, il devient difficile d'affirmer encore que la passion éloigne du réel : elle participe au contraire à ses transformations. « Les inclinations et les passions ont pour contenu les mêmes déterminations que les sentiments pratiques et, d'un côté, elles ont également pour base la nature rationnelle de l'esprit, mais, d'un autre côté, en tant qu'elles relèvent de la volonté encore subjective, singulière, elles sont affectées de contingence et il apparaît que, en tant qu'elles sont particulières, elles se comportent, par rapport à l'individu comme entre elles, de façon extérieure et, par conséquent, selon une nécessité non-libre. La passion contient dans sa détermination d'être limitée à une particularité de la détermination-volitive, particularité dans laquelle se noie l'entière subjectivité de l'individu, quelle que puisse être d'ailleurs la teneur de la détermination qu'on vient d'évoquer.

Mais, en raison de ce caractère formel, la passion n'est ni bonne ni méchante ; cette forme exprime simplement le fait qu'un sujet a situé tout l'intérêt vivant de son esprit, de son talent, de son caractère, de sa jouissance, dans un certain contenu.

Rien de grand ne s'est accompli sans passion ni ne peut s'accomplir sans elle.

C'est seulement une moralité inerte, voire trop souvent hypocrite, qui se déchaîne contre la forme de la passion comme telle. [...] La question de savoir qu'elles sont les inclinations bonnes, rationnelles, et quelle est leur subordination, se transforme en l'exposé des rapports que produit l'esprit en se développant lui-même comme esprit objectif.

Développement où le contenu de l'ipso-détermination [Cette expression spécifie que l'esprit se réalise et se détermine lui-même selon des lois rationnelles] perd sa contingence ou son arbitraire.

Le traité des tendances, des inclinations et des passions selon leur véritable teneur est donc essentiellement la doctrine des devoirs dans l'ordre du droit, de la morale et des bonnes moeurs.

» HEGEL. Hegel met ici en évidence la contradiction apparemment inhérente aux passions : elles semblent à la fois provenir de l'individu lui-même qui vise ses intérêts particuliers, et obéir à un ordre rationnel et général, extérieur à l'individu et même contraire à ses intérêts.

Un tel paradoxe soulève la question de la liberté ou de la détermination de nos comportements.

Ce problème, ici posé, est également examiné sous l'angle du sens de l'Histoire. Auparavant, Hegel écarte toute approche purement moralisante des passions (en termes de bien ou de mal), mais en dégage la fonction éminemment positive.

Il reprend à cet effet la formule d'Helvétius : « Rien de grand...

».

Indépendamment de toute considération éthique, l'auteur établit la nécessité des passions en tant que moteur de l'action. « Dans l'histoire universelle nous avons affaire à l'Idée telle qu'elle se manifeste dans l'élément de la volonté et de la liberté humaines.

Ici la volonté est la base abstraite de la liberté, mais le produit qui en résulte forme l'existence éthique du peuple.

Le premier principe est constitué par les passions humaines.

Les deux ensemble forment la trame et le fil de l'histoire universelle.

L'Idée en tant que telle est la réalité ; les passions sont le bras avec lequel elle gouverne [...] Ici ou là, les hommes défendent leurs buts particuliers contre le droit général ; ils agissent librement.

Mais ce qui constitue le fondement général, l'élément substantiel, le droit n'en est pas troublé.

Il en va de même pour l'ordre du monde.

Ses éléments sont d'une part les passions, de l'autre la Raison.

Les passions constituent l'élément actif.

Elles ne sont pas toujours opposées à l'ordre éthique ; bien au contraire, elles réalisent l'Universel.

En ce qui concerne la morale des passions il est évident qu'elles n'aspirent qu'à leur propre intérêt.

De ce côté-ci, elles apparaissent comme égoïstes et mauvaises.

Or ce qui est actif est toujours individuel : dans l'action je suis moi-même, c'est mon propre but que je cherche à accomplir.

Mais ce but peut être bon, et même universel.

L'intérêt peut être tout à fait particulier mais il ne s'ensuit pas qu'il soit opposé à l'Universel.

L'Universel doit se réaliser par le particulier. La passion est tenue pour une chose qui n'est pas bonne, qui est plus ou moins mauvaise : l'homme ne doit pas avoir des passions.

Mais passion n'est pas tout à fait le mot qui convient pour ce que je veux désigner ici.

Pour moi, l'activité humaine en général dérive d'intérêts particuliers, de fins spéciales ou, si l'on veut, d'intentions égoïstes, en ce sens que l'homme met toute l'énergie de son vouloir et de son caractère au service de ces buts en leur sacrifiant tout le reste.

Ce contenu particulier coïncide avec la volonté de l'homme au point qu'il en constitue toute la détermination et en est inséparable : c'est là qu'il est ce qu'il est.

Car l'individu est un « existant » ; ce n'est pas l' « homme général », celui-ci n'existant pas, mais, un homme déterminé.

Le mot « caractère » exprime aussi cette détermination concrète de la volonté et de l'intelligence.

Mais le caractère comprend en général toutes les particularités de l'individu, sa manière de se comporter dans la vie privée, etc.

; et n'indique ps la mise en action et en mouvement de cette détermination.

Je dirai donc passion entendant par là la détermination du vouloir n'ont pas un contenu purement privé, mais constituent l'élément actif qui met en branle des actions universelles.

L'intention, dans la mesure où elle est cette intériorité impuissante que courtisent les caractères faibles pour accoucher d'une souris, n'entre évidemment pas dans nos considérations. Nous disons donc que rien ne s'est fait sans être soutenu par l'intérêt de ceux qui y ont collaboré.

Cet intérêt, nous l'appelons passion lorsque, refoulant tous les autres intérêts ou buts, l'individualité tout entière se projette sur un objectif avec toutes les fibres intérieures de son vouloir et concentre dans ce but ses forces et tous ses besoins.

En ce sens, nous devons dire que rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion. La passion, c'est tout d'abord l'aspect subjectif, formel de l'énergie de la volonté et de l'action.

Le contenu ou le but en restent encore indéterminés – aussi indéterminés que dans le cas de la conviction, de l'opinion et de la moralité personnelles.

Il s'agit alors de savoir quel est le contenu de ma conviction, le but de ma passion, - de savoir aussi si l'un ou l'autre est vrai.

S'il est vrai, il faut qu'il passe dans la réalité, dans l'existence : c'est alors qu'intervient l'élément de la volonté subjective, lequel comprend tous les besoins, les désirs, les désirs, les passions aussi bien que les opinions, les idées et les convictions de l'individu.

» HEGEL, « La raison dans l'histoire ». Hegel développe dans ce texte la problématique esquissée dans le texte précédent (la passion est-elle au service du général ou du particulier ? L'apparence contradiction entre l'origine individuelle (et donc libre) des passions, et leur portée générale (relevant d'une nécessité), trouve sa résolution dans la prise en compte du sens de l'Histoire : une rationalité est sous-jacente aux passions aveugles, sans que les acteurs de l'Histoire qui s'y abandonnent n'en aient conscience.

Et cette rationalité n'apparaît clairement qu'a posteriori : c'est la ruse de la raison.

Cad, les hommes font l'Histoire (générale et rationnelle) en poursuivant leurs passions (particulières et chaotiques).

Ainsi, par exemple, l'ambition démesurée de Napoléon, quoique répondant à une « impulsion subjective » et à des intérêts particuliers, contribua à l'avancée d'une Histoire universelle, qui, elle, est rationnelle et objective.

De même l'émergence de l'Etat moderne est le fruit de la concentration de volontés individuelles, ans doute égoïstes et contradictoires. Les passions perdent ainsi toute connotation éthique, puisque la morale se trouve résolument dépassée par l'Histoire.

au lieu de s'interroger sur leur contribution au bonheur des hommes, Hegel ne retiendra des passions que leur rôle dans l'accomplissement historique.

Les passions constituent donc le moyen de la réalisation de l'Histoire, qui assure le passage du particulier à l'universel.

Elles nourrissent la Raison dans l'Histoire, et par là même réalisent l'humanité. Rien n'oblige à suivre Hegel, et à considérer que le réel et rationnel sont à peu près synonymes.

Mais rien n'oblige davantage à considérer que la réalité, par définition, ne peut être ou devenir passionnante. Affirmer que la passion éloigne de la réalité, n'est-ce pas supposer que celle-ci est nécessairement terne, puisque hétérogène à la passion? La réalité est en effet terne lorsqu'elle est synonyme de régularité, d'emploi du temps. »

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