La passion comme illusion : l'exemple privilégié de l'amour-passion ?
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La passion comme effet d'une auto-suggestion
Choderlos de Laclos (1741-1803), Crébillon (1674-1742), et bien d'autres littérateurs qui ont observé la passion
amoureuse se sont plu à peindre celle-ci comme le résultat d'une sorte d'auto-suggestion.
Le plaisir est «l'unique
mobile de la réunion des deux sexes», affirme un personnage des Liaisons dangereuses (1782).
«Et si l'on se dit
encore qu'on s'aime, lit-on chez Crébillon, c'est bien moins parce qu'on le croit que parce que c'est une façon plus
polie de se demander réciproquement ce dont on sent qu'on a besoin» (La Nuit et k moment 1772).
L'aveuglement du passionné
L'épicurien Lucrèce (1er siècle avant J.-C.) a décrit la passion amoureuse comme l'effet d'une illusion pure et simple
: l'amour est ce en quoi l'opinion se surajoute indûment au désir et, donc, à la saine recherche du plaisir sexuel.
Aussi les amoureux ont-ils coutume de chanter les louanges des personnes les plus laides et des plus disgracieuses
pour mieux s'abandonner à leur faux espoir de félicité.
Ils «n'ont pas d'yeux» pour les aveuglants défauts de leurs
belles (De la nature, chant IV, vers 1159).
Dans leurs discours, les naines deviennent de purs grains de sel, et les
géantes colossales, des merveilles pleines de majesté ; une mafflue, c'est Cérès elle-même ; une maigrelette est un
précieux bibelot (ibid., IV, 1160-1170).
On aime, répètera Shakespeare, «jusqu'aux défauts de ce qu'on aime» (Le Songe d'une nuit d'été, 1600).
« La passion aveugle les amants et leur montre des perfections qui n'existent pas.
Souvent nous voyons des
femmes laides ou vicieuses captiver les hommages et les coeurs.
Ils se raillent les uns les autres, ils conseillent à
leurs amis d'apaiser Vénus, qui les a affligés d'une passion avilissante ; ils ne voient pas qu'ils sont eux-mêmes
victimes d'un choix souvent plus honteux.
Leur maîtresse est-elle noire, c'est une brune piquante ; sale et
dégoûtante, elle dédaigne la parure ; louche, c'est la rivale de Pallas ; maigre et décharnée, c'est la biche du
Ménale ; d'une taille trop petite, c'est l'une des Grâces, l'élégance en personne ; d'une grandeur démesurée, elle est
majestueuse, pleine de dignité ; elle bégaye et articule mal, c'est un aimable embarras ; elle est taciturne, c'est la
réserve de la pudeur ; emportée, jalouse, babillarde, c'est un feu toujours en mouvement ; desséchée à force de
maigreur, c'est un tempérament délicat ; exténuée par la toux, c'est une beauté languissante ; d'un embonpoint
monstrueux, c'est Cérès, l'auguste amante de Bacchus ; enfin un nez camus paraît le siège de la volupté, et des
lèvres épaisses semblent appeler le baiser.
Je ne finirais pas si je voulais rapporter toutes les illusions de ce genre ».
Lucrèce, De natura rerum, IV.
Le mécanisme de l'illusion dépasse chez Lucrèce le simple phénomène de la perception fausse.
: il engage
également l'ordre imaginaire.
C'est du moins le point de vue de l'observateur impartial, qui estime que ce que le
passionné tient pour la réalité n'est que chimère.
C'est essentiellement dans le domaine esthétique que ce processus
fonctionne, par le biais d'euphémismes : aux yeux et dans la bouche du passionné, tout défaut est atténué, si ce
n'est converti en qualité.
La puissance de l'imagination va même jusqu'à substituer à un caractère son contraire.
L'accumulation d'exemples ne font qu'illustrer la thèse de Lucrèce : la passion éloigne de la réalité objective.
Stendhal : la cristallisation
Soit un petit rameau de charmille déposé dans les salines de Salzbourg : on s'aperçoit que «la cristallisation du sel a
recouvert les branches noirâtres de ce rameau avec des diamants si brillants et en si grand nombre, que l'on ne
peut plus voir qu'à un petit nombre de places ses branches telles qu'elles sont» (Stendhal, De l'amour, 1822).
Par analogie, Stendhal nomme «cristallisation» ce phénomène de modification de la perception par la passion : la
«cristallisation» aurait pour principal effet de valoriser outrancièrement la cause de la passion : celle-ci n'est plus
appréhendée «telle qu'elle est réellement, mais telle qu'il vous convient qu'elle soit» (ibid.)..
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