La notion d'échange n'a-t-elle de sens qu'économique ?
Extrait du document
«
L'insuffisance de toute réalité finie (végétale, animale ou humaine) à être autarciquement ce qu'elle a à être lui
commande d'échanger : en recevant et en donnant, elle s'achève opérativement.
La dimension quasi métaphysique
de l'échange en fait un phénomène universel allant des rapports du vivant avec son milieu aux transactions
commerciales.
Toutefois, qui dit échange dit réciprocité.
Aussi se limite-t-il à ce mouvement de va-et-vient qui s'opère entre
sujets conscients : les animaux n'échangent pas à proprement parler, parce que les signaux qu'ils émettent ne le
sont pas intentionnellement.
Ce n'est pas en vue de recevoir une information que la bête en donne.
Reste donc
l'échange comme forme de communication délibérée et voulue pour elle-même par des humains : idées, sourires,
prières, impressions, services, mots enfin qui toujours les accompagnent, voilà ce qui est matière à échange.
C'est
dire combien la notion d'échange déborde son sens économique.
Néanmoins, il est essentiel à l'échange de respecter une équivalence entre réalités échangées.
On n'échange pas un
boeuf contre un oeuf, sauf à abuser de l'impuissance d'un végétarien affamé à se procurer autrement que par ce
contrat léonin l'oeuf tant convoité; mais précisément il y a là extorsion et non plus échange.
Or, qui dit équivalence
dit égalité.
L'égalité ne s'apprécie que par une mesure, et il n'y a de mesure que ce qui est quantifiable.
Seuls les
biens susceptibles d'être mesurés, seules les réalités qui ont un prix sont objet d'échange.
Pour autant que l'échange participe de la communication, il n'est pas seulement économique et tout ce qui est
communicable est échangeable.
Mais pour autant qu'il consiste en la translation de biens strictement équivalents, il
ne peut être qu'économique.
Qu'en est-il?
1.
«Liberté, égalité, fraternité...
ou commerce?»
Échanger c'est «changer une chose ou une personne contre une autre» (Robert).
Échanger, c'est d'abord changer,
opérer une mutation par la vertu de la circulation.
L'échange est à ce titre une manifestation du dynamisme de la
vie contre le statisme de la mort où tout reste en l'état.
Tout changement n'est néanmoins pas un échange.
Encore
faut-il que le changement soit commandé par la raison et se fasse entre personnes.
En effet, avec le «contre une
autre», on rentre d'emblée dans la sphère des actes humains.
Et ce, non seulement parce que «contre une autre»
exige que l'échange soit motivé par l'espoir d'un retour, mais déjà parce qu'il n'y a d'échange que là où intervient
entre ceux qui échangent un intermédiaire.
Or, l'apparition de médiations est corrélative de celle de la raison.
Les
animaux agissent les uns sur les autres, réagissent les uns aux autres sans que leurs rapports ne soient médiatisés :
l'existence d'un intermédiaire supposerait qu'ils le saisissent pour ce qu'il est.
Et cela, ils ne le peuvent.
«On n'a
jamais vu de chien — écrit A.
Smith — faire de propos délibéré l'échange d'un os avec un autre chien.»
L'apparition de l'intermédiaire explique qu'on ne puisse pas s'échanger comme on peut se donner.
Les sujets qui
échangent ne peuvent pas être objet d'échange.
L'échange ne porte que sur ce qui relève de la catégorie de l'avoir.
Et c'est la plus ou moins grande extension qu'on donnera à l'ordre de l'habere qui déterminera l'emploi, au sens large
ou au sens strict, du verbe échanger.
Qu'à l'expression verbale ou mimique de mon sentiment puisse répondre celle
d'autrui ne justifie pas assez la justesse de l'usage du vocable.
On n'échange pas un paquet de cigarettes contre
une livre de café comme on échange des idées, parce que mes idées ne sont pas miennes au même titre que mes
biens.
Mes idées sont tout autant miennes que tiennes : elles sont nôtres et les communiquer à autrui ne m'en prive
pas.
La difficulté qu'il y a à encaisser comme à revendiquer ses droits d'auteur atteste le caractère problématique
de la notion de propriété spirituelle.
Quoi qu'il en soit, plus ce qui s'échange touche à l'être, moins cela peut
s'échanger stricto sensu.
Toujours avec le «contre une autre », on a de quoi distinguer l'échange du don.
Alors que celui qui donne ne le fait
pas dans l'espoir d'un retour, l'échange n'est jamais gratuit.
Libérer gracieusement des prisonniers ou les échanger
contre rançon ou la promesse d'une reddition de territoire, ce n'est pas pareil.
On peut sans doute s'interroger sur la
possibilité d'un don véritable, se demander si, tout compte fait, le don n'est pas qu'une forme plus raffinée de
l'échange et si le «donnant donnant », le «rien pour rien », n'est pas toujours sous-jacent à toute gratuité
apparente.
Bien souvent les cadeaux récompensent des services antérieurs ou anticipent des services futurs,
créant par là des dettes dont le donataire devra s'acquitter en retour.
Bien souvent, le don sous-entend une
gratification psychologique qui fait que le donateur «s'y retrouve» comme on dit.
Il reste cependant que le concept
de don suppose l'instauration d'un déséquilibre entre les deux parties, déséquilibre qui répugne à la notion
d'échange.
Allons plus loin.
La joie d'être remercié qu'on recueille en faisant un présent ne suffit pas à dire qu'on échange celuici contre le contentement de soi car, en raison de la loi de communication de l'être et dans l'être, toute offrande
appelle un répons, tout acte est porteur d'un effet qui s'y ajuste, que celui-ci soit recherché ou non.
Qu'une
question appelle une réponse, un mot d'esprit un autre mot d'esprit ne justifie pas qu'on dise échanger des mots
d'esprit, comme d'ailleurs des balles de tennis, sinon analogiquement.
Le débat d'idées, le dialogue ne peut se
soumettre à la mise en forme contractuelle de l'échange et, à ce titre, n'en relève pas.
Il y a dans la communication
véritable quelque chose qui échappe à toute programmation, à tout calcul, quelque chose d'irréductiblement
spontané qui empêche la communication d'être un cas particulier de l'échange et qui, en revanche, fait de l'échange
un type particulier de communication.
L'intention subjective, plus ou moins intéressée, de ceux qui communiquent ne
suffit pas à faire de leur communication un échange : encore faut-il que la matière de ce qui s'échange se prête à
cette intention.
Tant que c'est pour le profit intellectuel qu'une jolie sotte fréquente un grand esprit, et pour le
plaisir de la regarder que le grand esprit fraye avec la jolie sotte, on ne parlera pas d'échange parce que le mariage
de la grâce et de l'intelligence — si égoïstement poursuivi par chacun soit-il — participe du don mutuel et réciproque
de quelque chose de soi-même.
L'intermédiaire est ici trop ténu, comme le plaisir à échanger trop grand pour qu'on
parle encore d'échange.
Si la sympathie peut bien accompagner l'échange, elle n'en est pas le fondement qui
demeure la recherche de l'intérêt mutuel.
C'est la raison pour laquelle les échanges des sociétés traditionnelles, les prestations et contre-prestations.
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