LA NATURE ET L'ART : L'ART N'EST QU'UNE IMITATION DE LA NATURE OU DE LA REALITE ?
Extrait du document
«
Le sentiment du beau et du laid semble précéder l'activité artistique.
Les hommes ont été sensibles à la beauté
d'une fleur, d'un animal, d'un visage, d'un coucher de soleil avant qu'il existe de belles peintures ou de belles
sculptures.
Il existerait donc une beauté naturelle indépendamment de la beauté artistique.
Quel est le critère de la
beauté naturelle ? S'il s'agit d'un être vivant sa «beauté» semble résulter de la parfaite adaptation de ses formes à
ses fonctions.
Voici plusieurs chevaux de course.
Ceux que nous disons les plus beaux sont ceux dont les membres à
la fois minces et puissants, dont les formes souples suggèrent le plus aisément la rapidité de la course.
D'une façon
plus générale, la beauté d'un être vivant semble liée à la jeunesse, à la santé, à l'exubérance vitale.
Sans doute
est-il plus difficile de donner le critère objectif de la beauté d'êtres inanimés : un rocher, un coucher de soleil.
Selon
Lalo, la beauté est ici la puissance.
« De deux rochers, le plus beau est le plus indestructible, le plus gigantesque.
De deux ciels sereins, c'est le plus éclatant, le plus implacable, de deux orages, c'est le plus terrible et même de
deux déserts, c'est le plus désespérant, le plus sauvage et le plus monotone».
Mais le jugement de beauté semble
ici singulièrement subjectif, relatif aux goûts de chacun, aux époques et aux civilisations diverses.
Les forêts
profondes et désertes, les montagnes gigantesques, les précipices insondables qui enchanteront les romantiques ne
sont pour Mme de Sévigné que des «solitudes affreuses».
La beauté naturelle c'est donc avant tout ce qui répond à
un sentiment personnel, ce qui suscite la joie en nous.
«Ce que nous appelons beau dans la nature, dit Lalo, c'est
avant tout l'être ou la chose avec qui nous sentons que nous formerions société avec le plus de bonheur.
»
Et la beauté artistique ? N'est-elle pas tout simplement l'image, l'expression de la beauté naturelle par des
techniques humaines ? «L'oeil, disait Léonard de Vinci, reçoit de la beauté peinte le même plaisir que de la beauté
réelle ».
Le mythe de Pygmalion qui anime la statue sortie de ses mains semble suggérer que la beauté artistique
parfaite est celle qui rejoint la beauté vivante.
Tous les artistes, de toutes les écoles ont toujours répété qu'il fallait
s'inspirer de la nature.
Victor Hugo l'affirme comme Boileau et Ruskin déclare : «Envoyez l'architecte dans nos
montagnes.
Qu'il apprenne là ce que la nature entend par un arc-boutant, ce qu'elle entend par un dôme.»
L'acanthe grec, le trèfle gothique, l'ogive ne sont pas autre chose qu'une imitation des feuilles.
Et pourtant nous nous proposons de démontrer que cette confusion entre beauté naturelle et beauté artistique
n'est qu'un préjugé, le préjugé fondamental qu'il nous faut détruire avant d'être réellement introduit dans le domaine
authentique de l'art.
Sans doute certaines formes d'art prêtent plus aisément que d'autres à la confusion entre beauté naturelle et
beauté artistique.
Les artistes dits classiques ont le plus souvent choisi de représenter dans leurs oeuvres ce qui
est déjà beau, c'est-à-dire sain et agréable dans la nature.
Phidias Praxitèle et plus tard Vinci, Raphaël, Michel-Ange
représentent des types supérieurs d'humanité, des athlètes ou des femmes superbes.
La musique classique
recherche la prédominance des consonances.
Le héros cornélien plein de courage et de noblesse a une «belle âme».
La sculpture, tout particulièrement, s'est presque toujours attachée à représenter des modèles beaux par euxmêmes.
Avec sa solidité matérielle, ses trois dimensions elle impose plus aisément l'impression de réalité.
On voit mal
comment la statue de Brunetière — sur sa tombe à Montparnasse — fidèle à son modèle au point que l'artiste a cru
bon de visser des lorgnons sur le nez de son héros — eût pu être une belle statue ! !
Et cependant même l'art classique, même la sculpture nous laissent déjà deviner que la beauté artistique est autre
chose que la beauté naturelle.
Le sadisme de Néron qui éprouve une trouble jouissance à faire pleurer la
malheureuse Junie est une ignoble passion, propre par elle-même à susciter le dégoût, mais la scène admirable de
Britannicus où Racine met en scène ce sadisme, dans une atmosphère en clair-obscur qui rappelle Rembrandt, est
un des chefs-d'oeuvre incontestés de l'art tragique.
Rodin n'a-t-il pas créé une oeuvre admirable Celle qui fut
Heaulmière avec pour thème une hideuse nudité de vieille femme usée par la débauche ? Boileau, maître de
l'esthétique classique, affirmait déjà :
« Il n'est pas de serpent, ni de monstre odieux Qui par l'art imité ne puisse plaire aux yeux.
»
La beauté de l'oeuvre n'est pas celle de la nature.
Quoi qu'en aient pu dire certains artistes, ceci apparaît à la
réflexion comme une évidence.
Le pied bot de Ribera, les pouilleux de Murillo, les tabagies des peintres hollandais,
les vaches de Potter ou les chaudrons de Chardin sont artistiquement beaux.
Mais un chaudron dans une cuisine,
une vache quelconque dans un pré et à plus forte raison un pouilleux en chair et en os aperçu dans une rue
lépreuse de Madrid ne sont pas beaux, n'ont pas de « beauté naturelle ».
Ou du moins nous ne leur prêterons une
sorte de beauté qu'à partir de notre culture artistique.
Nous dirons de ce mendiant rencontré sur le parvis d'une
Église qu'il est beau «comme un Murillo».
D'humbles ustensiles de cuisine nous donneront une émotion artistique
parce qu'ils nous suggéreront une toile de Chardin.
Oscar Wilde écrivait un jour à un ami : « ce matin, mon jardin
ressemble à un tableau de Corot » et les Goncourt notaient dans leur journal que des chevaux aperçus un instant
par la porte d'une écurie étaient «beaux comme des Géricault».
L'évolution de la beauté naturelle, pour un esprit
cultivé, est en fait liée à l'évolution de l'art.
Ce sont les oeuvres d'art qui nous apprennent à goûter certaines
réalités de la nature auxquelles nous serions restés indifférents.
La distinction radicale de la beauté naturelle et de la beauté artistique (l'art, dit Kant, «ce n'est pas la
représentation d'une belle chose, mais la belle représentation d'une chose») nous permet de résoudre aisément une.
»
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