La main est-elle un outil ?
Extrait du document
«
Nous reconnaissons les hommes à leur visage.
Aussi avons-nous pris l'habitude d'y prêter attention comme à la
partie noble de leur être physique, et c'est au front, aux yeux, aux mimiques que nous lisons ce qui nous est
essentiel dans les rapports avec ceux qui nous entourent.
Les mains sont presque invisibles, tant qu'on n'a point résolu de les observer.
Les nôtres mêmes nous sont presque
ignorées ; nous ne nous étonnons guère de leur activité.
Parfois, dans les portraits que composent les peintres, les mains s'effacent dans une sorte d'esquisse, mais parfois
aussi elles deviennent présentes et comme monstrueuses, révélatrices, aussi bien que les visages.
Dès qu'on y songe, elle étonne.
Paul Valéry, dans un discours aux chirurgiens, s'émerveille de la main humaine.
La
main du chirurgien en train d'opérer, visage masqué, devient le signe de la présence humaine, a organe
extraordinaire, en quoi réside presque toute la puissance de l'humanité, et par quoi elle s'oppose si curieusement à la
nature, de laquelle cependant elle procède ».
Et nous voici ramenés à d'humbles observations qui soulignent l'extraordinaire de cette main si familière, le geste
banal, par exemple — et facilement accompli : la main nouant un fil, la « bouclette » que chaque matin nous
accomplissons machinalement avec les lacets de nos chaussures.
Rencontre-t-on cela, dans la série animale ?
Faut-il se borner à constater dans l'étonnement, que cette main et son geste demeurent incompréhensibles ? Sans
doute la main détient-elle un savoir-faire, dont notre savoir s'essoufflerait à rendre compte, comme le géomètre et
le physicien devant l'acte du noeud.
Si la main humaine s'est détachée de la patte et est devenue organe spécifiquement humain — ce qui nous renvoie
à une longue histoire — nous savons aussi que longue est l'histoire des outils, dont il n'y a point d'exemple non plus,
à proprement parler, dans les créations animales.
Non pas que l'on puisse mettre en cause la maladresse animale.
Les animaux sont étonnants d'habileté, mais d'une
habileté, pour ainsi dire, sans ingéniosité, ou du moins étrangement limitée.
La spécificité humaine de l'outil répond à
la spécificité de la main.
Les outils simples ressemblent à la main.
La pierre que l'on saisit est comme un poing dur dans un poing d'os et de
muscles.
La truelle a d'abord, et schématiquement, l'allure d'une main, un peu plus large, un peu plus ferme.
Et la
pince reproduit par son bec, le serrage des doigts.
L'outil est d'abord un objet qui ressemble à une main.
Il la
prolonge ; il augmente notre organe, et pourtant n'est pas de nature organique.
Il est un objet emprunté à la nature, d'abord comme instrument d'utilité immédiate, ce que sait faire le chimpanzé,
par exemple, lorsqu'il se saisit d'un bâton.
Mais, alors que l'instrument ne subit pas de changements, l'outil est
façonné.
Il cesse d'être naturel : il est créé, c'est-à-dire modifié par la main.
Comment est-il façonné ? Selon deux directions principales semble-t-il, ce qui fait de cette création quelque chose
de complexe.
Il est modifié pour être « à main », c'est-à-dire pour être maniable, pour que la main ait prise sur lui.
Il
subit donc la loi de la main.
L'autre direction est celle de l'acte à accomplir.
A l'activité directe, qui rencontrait une difficulté, l'homme a
substitué une activité indirecte.
Il agit d'abord sur un autre objet que celui sur lequel il voulait primitivement agir.
Il
voulait se saisir d'un arbre.
Les mains échouent.
Elles cherchent cet intermédiaire qu'est l'outil et qu'elles ne
trouvent pas tel quel.
Elles le modifient, en vue de l'acte à accomplir.
Elles ajustent l'objet à la fin poursuivie.
Double
ajustement, qui a pour conséquence, une extraordinaire adaptation de l'outil.
La pelle à remuer la terre pourrait être
immense, selon la visée qu'elle contient.
L'exigence qu'elle soit a en main », la ramène, selon les lois de la prise et de
la mécanique musculaire, à des proportions quasi-invariables.
Tout se passe comme si la main allait chercher dans les objets naturels, sa propre image, dégagée des limites de
son immédiateté.
L'animal rend l'instrument à la nature après immédiat usage.
L'homme va chercher dans les choses,
en les façonnant, la dimension de la temporalité.
Il accumule du temps dans l'outil, pour ensuite en gagner.
Il
s'ensuit qu'il conserve l'outil, au-delà de la situation présente, comme une possibilité, à l'avenir, de résoudre des
situations analogues possibles, avec leurs difficultés supputées.
L'outil acquiert un usage général, à travers une
finalité conçue plus que ressentie.
L'outil devient un schéma général d'action, valable pour des conditions
abstraitement définies, hors de tout environnement concret.
L'outil est un objet transmissible, et qui transmet en même temps une expérience.
L'outil immortalise la main ; il la
perpétue.
L'outil naît de la main, comme nous venons de le voir.
Mais la main elle-même ? Elle nous oblige à rechercher sa
naissance, dans une très longue et très vieille histoire que nous ne soupçonnons que partiellement, grâce à
quelques jalons que nous procure l'étude des rares ossements conservés, et connus au hasard des découvertes.
Histoire qui s'efforce de répondre avec vraisemblance à l'énorme aventure de la station debout qui libérait la main de
son rôle de patte, en même temps qu'elle redressait le front et allongeait la vue.
La main est déjà amplement devenue main humaine par les outils les plus anciennement connus qui nous conservent
sa trace.
L'observation des premiers silex grossièrement taillés nous livre tout ce que nous pouvons actuellement
savoir de cette main d'homme du paléolithique, qui percutait silex contre silex il y a bien plus de 100 000 ans.
Longue période, en un sens, mais relativement aux temps de l'hominien et du préhominien, bien courte.
L'outil, ainsi,
est une production tardive, et qui suppose une évolution lente et totale de l'homme.
L'outil porte trace de la main qui l'a créé.
Dès qu'il existe, aussi grossier soit-il, il devient un éducateur pour la main
qui le crée.
La main acquiert les habitudes gesticulatoires qui sont nécessaires à la fabrication.
Il est remarquable que la
découverte des outils préhistoriques révèle l'existence de véritables ateliers où la fabrication se poursuivait en
commun, sans doute par un dressage des mains novices à cette activité.
L'outil existant impose des habitudes à la main qui doit s'en servir.
Sans doute, nous heurtons-nous ici au problème
de l'évolution, la transmission d'un apprentissage.
A ceci près, nous constatons bien aujourd'hui que l'usage d'un.
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