LA LUCIDITÉ CONDUIT-ELLE NÉCESSAIREMENT AU PESSIMISME ?
Extrait du document
«
Etre lucide, c'est ne pas vivre dans l'erreur ou l'illusion.
L'homme lucide porte sur lui et sur les autres un regard
objectif sans faux-fuyants, ni faux-semblants.
Mais ce rapport honnête à la vérité peut nous conduire au désespoir.
Etre lucide, c'est ne trouver aucun refuge, aucune consolation par lesquels je me protège contre la dureté du
monde (Cf.
le rôle de l'illusion religieuse pour Freud).
Si la lucidité nous rend triste et malheureux, que vaut pourtant
un bonheur qui serait privé de toute clairvoyance ? Faut-il préférer une illusion réconfortante à une lucidité
blessante ?
I) Lucidité et malheur de l'existence humaine.
Le pessimisme de Schopenhauer.
Que l'on puisse définir le bouddhisme comme une sagesse ou comme une religion sans Dieu est confirmé par le fait
que ses principales affirmations sont reprises par Schopenhauer.
Ce philosophe du milieu du XIX ième est
rigoureusement athée.
Il en tire les conséquences radicales : si Dieu n'existe
pas, la vie est absurde ; en effet, nous vivons, nous souffrons, nous faisons
des efforts, tout cela pour finir par mourir, cad pour rien.
Aucun paradis,
aucune récompense ne nous attend.
De plus, la vie est essentiellement faite
de souffrance.
Si nous examinons lucidement notre expérience de la vie, sans
la brouiller de faux espoirs, et que nous faisons le compte des biens et des
maux, nous découvrons que la somme totale des souffrances est très
supérieure à la somme des plaisirs éprouvés dans une vie.
Donc la vie ne vaut
pas la peine d'être vécue.
Tout ce qu'il nous reste à faire, c'est échapper à la
souffrance en tuant en nous le désir de vivre...
Les illusions de la conscience réalisent la volonté de la nature (pessimisme et
nihilisme de Schopenhauer).
Notre nature est animée d'une tendance et d'une prétention à connaître et à
vouloir plus que nous ne pouvons.
Chacun selon son « naturel », mélancolique
et sanguin, produit les illusions dont il a besoin.
Mais ce besoin, nous n'en
avons pas conscience.
Nous voulons ce à quoi nous croyons, mais nous ne
croyons pas ce que nous voulons ; nous ne commandons pas à nos illusions.
Qui donc veut l'illusion ? Quelle est cette nature qui me fait obéir aux
passions et me fait vivre en dupe ? C'est que l'illusion seule fait vivre, et « la
connaissance de soi se paie toujours trop cher » (Cioran).
L'homme a besoin
de raisons de vivre, et la raison seule ne nous en donne pas.
Or la Nature n'a d'autre sens que sa perpétuation, ce
qui se traduit chez les espèces animales par le mécanisme de la reproduction.
Belle raison de vivre pour la belle âme
humaine ! Si l'on savait la vérité, l'espèce humaine s'éteindrait en peu de temps.
La volonté de la Nature est donc
que l'individu soit la due de l'espèce.
D'où les illusions : le noble sentiment amoureux n'est qu'une ruse de l'instinct
de reproduction, selon Schopenhauer : « Ainsi chaque amant se trouve-t-il leurré après l'achèvement du grandoeuvre, car le mirage a disparu, qui faisait de l'individu la dupe de l'espèce.
» La recherche du bonheur est l'illusion
suprême qui résume toutes les autres : l'individu s'imagine être une fin en soi, alors qu'il n'est qu'un moyen de
l'espèce.
Et le même auteur d'ajouter : « Il n'y a qu'une erreur innée : celle qui consiste à croire que nous existons
pour être heureux.
» Toute notre activité est soumise à cette illusion et, à travers elle, à cette volonté rusée qui
anime souterrainement notre vie consciente.
Connaître la vérité condamne à se retirer de la vie et à s'installer en
spectateur de la vie.
Si je connais, je cesse d'agir et regarde impassiblement le train du monde continuer à rouler
sous mes yeux vides d'intérêt : c'est la pure représentation, l'attitude du philosophe ou de l'artiste, de celui qui a
vidé la vie de son contenu pour n'en conserver que la belle forme.
Deux attitude fondamentales qui transparaissent
dans le titre du maître livre de Schopenhauer : « Le monde comme volonté et comme représentation » : l'illusion et
la vie d'une part, la vérité et la contemplation de l'autre ; l'acteur (volonté) ou le spectateur (représentation).
La représentation déréalise le monde : l'idéalisme kantien a prouvé que nous ne pouvons connaître la réalité du
monde (l'inconnaissable chose en soi), mais seulement la représentation que nous en avons, le « rêve » logique et
rationnel que nous nous fabriquons : Schopenhauer radicalise le phénoménisme kantien.
Reste l'énigme du corps,
ses besoins, ses tendances, bref une volonté.
« Mon corps est l'objectivité de ma volonté », mais cette volonté
n'est pas ma volonté consciente, elle est l'expression en moi de la volonté générale de la nature, d'une force
inconnue qui se manifeste aussi bien dans les mouvements de la matière inorganique que dans l'instinct animal.
Notre conscience ? la perception illusoire produit d'une volonté absurde.
La volonté de la nature, c'est en nous le
« vouloir-vivre », source de besoins, de peines, de douleurs : nous naissons pour souffrir.
Et même les besoins
comblés, survient alors l'ennui, égal à la souffrance, qui engendre les illusions de la sociabilité : « Tout bonheur est
négatif, sans rien de positif ; nulle satisfaction, nul contentement, par suite, ne peut être de durée ; au fond ils ne
sont que la cessation d'une douleur ou d'une privation, et, pour remplacer ces dernières, ce qui viendra sera
infailliblement ou une peine nouvelle, ou bien quelque langueur, une attente sans objet, l'ennui.
»
Ni Dieu, ni amour, ni progrès ; nous naissons pour souffrir et il n'y a pas de raisons de vivre.
Pessimisme et nihilisme.
L'illusion ou le suicide ? Oui, en un certain sens.
Non le suicide physique, mais une forme de suicide moral que
Schopenhauer nomme « nirvâna » : ce terme repris à l'ascétisme hindou sert à désigner une négation du vouloir-.
»
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