La loi du plus fort est-elle la justice naturelle ?
Extrait du document
«
[Il y a deux justices: celle de la nature, pour laquelle le fort doit l'emporter sur le faible, et celle de la loi qui
protège les plus faibles contre les forts.
Le seul vrai «droit», c'est le droit naturel, la seule loi juste, c'est
la loi du plus fort.
Le droit positif a été institué par les faibles pour essayer d'éviter de se plier à la justice
naturelle, qui veut que le fort survive et que le faible soit éliminé.]
Dans le « Gorgias » de Platon, Calliclès affirme que la loi est un artifice
arbitraire.
Elle traduit une morale d'hommes faibles qui préfèrent la mort à la
vie ; elle est faite par la multitude des faibles, dans leur intérêt, contre les
forts ; elle ne prône l'égalité que pour abaisser les forts au même niveau que
les faibles.
Le droit véritable devrait se fonder sur la loi réelle et immuable de
la nature, qui est la loi des hommes libres et forts.
Telle est la vue du
sophiste Calliclès qui se plaît alors à imaginer un homme suffisamment doué
pour secouer, briser, rejeter toutes les chaînes de la loi positive et fouler au
pied les textes écrits.
Cet homme-là, dit-il, échapperait à toute sorte de
servitude.
Il serait un maître.
Le héros, qui agirait au nom du « droit de nature
» assimilable à sa force et qui briserait le joug de la loi, serait une espèce de
surhomme, un être exceptionnel, s'il en est.
Il réaliserait la domination du puissant sur le faible.
"Calliclès: Or, d'elle-même la nature, au rebours, révèle, je pense, que ce qui
est juste, c'est que celui qui vaut plus ait le dessus sur celui qui vaut moins
et celui qui a une capacité supérieure, sur celui qui est davantage dépourvu
de capacité.
Qu'il en est ainsi, c'est d'ailleurs ce qu'elle montre en maint
domaine: dans le reste du règne animal comme dans les cités des hommes et
dans leurs familles, où l'on voit que le signe distinctif du juste, c'est que le
supérieur commande à l'inférieur et ait plus que lui.
En vertu de quelle sorte
de justice, dis-moi, Xerxès a-t-il fait une expédition contre la Grèce, ou son
père contre les Scythes? sans parler de mille autres exemples analogues que l'on pourrait alléguer.
Eh bien! cette
conduite de la part de ces gens-là est conforme à une nature, à la nature du juste, et, par Zeus! conforme en
vérité à une loi qui est celle de la nature; non point toutefois, sans doute, à celle que nous, nous avons instituée.
Modelés à façon, les meilleurs et les plus forts d'entre nous, pris en main dès l'enfance, sont, tels des lions, réduits
en servitude par nos incantations et nos sortilèges, apprenant de nous que le devoir est l'égalité, que c'est cela qui
est beau et qui est juste! Mais, que vienne à paraître, j'imagine, un homme ayant le naturel qu'il faut, voilà par lui
tout cela secoué, mis en pièces: il s'échappe, il foule aux pieds nos formules, nos sorcelleries, nos incantations et
ces lois qui, toutes sans exception, sont contraires à la nature; notre esclave s'est insurgé et s'est révélé maître.
C'est à cet instant que resplendit la justice selon la nature."
Les lois sont au service des faibles.
C'est l'explication proposée par Calliclès.
Nous savons que Calliclès oppose ce
qu'il présente comme une notion naturelle du juste (il est juste d'établir sa domination sur les plus faibles sans se
laisser soi-même dominer), à une notion conventionnelle du juste (il est juste de s'abstenir d'établir sa domination
sur les plus faibles).
Calliclès a aussi des idées sur l'origine de telles conventions : à ses yeux, elles répondent au
désir des plus faibles de ne pas être dominés, malgré l'absence de force qui les prédispose à l'être.
Ce qui permet
aux plus faibles de traduire leurs conceptions sous forme de lois réelles, c'est qu'ils trouvent une force de
compensation dans leur nombre, qui les porte au pouvoir en dépit de leur absence de valeur personnelle : « le
malheur est que ce sont, je crois, les faibles et le grand nombre auxquels est due l'institution des lois.
Aussi
instituent-ils ces lois par rapport à eux-mêmes et à leur avantage ».
En produisant une explication de ce type, Calliclès entend rendre compte tout particulièrement du régime
démocratique, dans lequel s'impose la loi du nombre, mais on peut penser que plus généralement, les plus démunis
sont davantage demandeurs de législation, car là où rien n'est interdit, la force peut se donner libre cours, et les
puissants règnent sans entraves : la demande même de loi serait nécessairement le fait des faibles, que le
processus d'établissement des lois soit ou non démocratique.
Une explication de même nature se retrouve au XIX ième chez Nietzsche, non pas exactement à propos de
l'établissement des législations, mais plus largement à propos de l'émergence des valeurs juridiques et morales.
Reprenant dans la « Généalogie de la morale », l'opposition entre forts et faibles.
Nietzsche estime que l'évaluation
appartient tout d'abord aux forts (la « superbe brute blonde »), satisfaits de leur force et de la vie, mais que
l'histoire humaine connaît une « révolte des esclaves », dont les grands représentants sont le Christ, Socrate, et les
socialistes.
Incapable d'une véritable action, le « troupeau » des faibles compense son incapacité à dominer par une
condamnation, et, poussé par le « ressentiment », s'arrange pour trouver mauvais le fait naturel de la domination
par les forts, renversant ainsi imaginairement la relation hiérarchique..
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