La liberté et l'histoire chez Kant
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Thème 521
La liberté et l'histoire chez Kant
La liberté paraît d'abord une pure illusion dans l'expérience quotidienne des passions : «
C'est plus fort que moi » ; j'appartiens à la nature, je suis pure « marionnette ou automate
de Vaucanson ».
Une expérience cruciale conduirait à reconnaître que nous ne sommes pas mûs
mécaniquement par des forces extérieures à nous.
Même lorsque ma vie est en jeu, le plus
bas degré de la liberté autorise encore un calcul réfléchi des plaisirs et des peines : je
peux me représenter les conséquences de mes actes et en tirer une maxime d'action
conforme à mon intérêt, différer la satisfaction d'un désir pour rester en vie.
Mais cela ne
suffit pas, car on peut alors prétendre que l'homme est déterminé dans ce cas par un désir
plus puissant.
Une dernière expérience est nécessaire : être amené à choisir entre le devoir et la vie.
Il
est hors de doute que je dois faire mon devoir : cela signifie que je le peux car il serait
absurde de se reconnaître un devoir s'il était impossible de l'accomplir.
Est clair pour la plupart d'entre nous que si un tel cas se présentait effectivement, nous
trouverions vraisemblablement toute une série d'échappatoires, de ces « bonnes raisons »
dont l'animal humain est prodigue.
Mais au fond de nous-mêmes, nous saurions fort bien
nous incliner devant celui qui, même au péril de sa vie, agirait par pur respect du devoir.
C'est donc la conscience du devoir qui nous conduit à postuler la liberté humaine : «Je dois donc je peux».
Tout homme réalise pour son propre compte cette expérience; toute personne est donc digne de respect en tant
qu'être capable de jugement moral.
La moralité ne sera définie ni par la réussite, ni par l'importance de l'action accomplie, ni par la noblesse des
sentiments, mais par la pureté de l'intention.
L'objet de la moralité peut s'exprimer en une seule phrase : « Considérer l'humanité en notre personne et en celle
d'autrui toujours comme une fin, jamais simplement comme un moyen».
L'homme cependant n'est pas un être isolé, il vit en société, il appartient à une histoire et il semble bien qu'il y ait
antagonisme entre l'expérience personnelle de la liberté et du devoir et les conditions historiques qui de toutes parts
dépassent l'homme.
Quel sens y a-t-il à être moral si les autres ne le sont pas ou si les conditions historiques sont telles que l'homme est
un être avili et méprisé?
Ce paradoxe de la morale, que Sartre placera au centre de son oeuvre, pose la question du rapport de la fin et des
moyens.
Kant refuse l'utilisation de moyens immoraux, pourtant il verra avec enthousiasme dans la Révolution française une
preuve de la disposition morale du genre humain.
Il veut interpréter l'histoire de l'humanité comme la réalisation
progressive — malgré divers retours en arrière et peut-être malgré la volonté avouée des hommes qui poursuivent
des buts égoïstes — de la moralité.
Il faut présumer que l'histoire a un sens sans quoi l'existence serait absurde, de même qu'il faut présumer que la
liberté existe sans quoi le devoir serait un non-sens.
Là encore se retrouve l'appel à la foi, à la croyance : il faut, on
peut, croire que l'humanité après des guerres et des luttes finira par élaborer une forme de constitution rendant
possible la liberté de chacun dans un système régi par le droit.
Kant est un idéaliste réaliste.
Rien ne lui est plus étranger que les rêveries où se complaisent les utopistes.
Reprenant une
image de Luther, il dit que le bois dont l'homme est fait est si noueux que l'on ne peut y tailler des poutres bien droites.
L'idéal n'est pas défini comme un programme à remplir mais comme une finalité vers laquelle nous devons tendre.
Alors que
l'utopiste considère comme devant être réalisé l'idéal posé, au risque de tomber dans les moyens despotiques (ainsi qu'on
ne l'a que trop vu avec le communisme), Kant conçoit l'idéal comme s'il était possible de s'en approcher.
Cette politique du
«comme si» nous préservera de toute tentation totalitaire.
Kant prend toutes les précautions pour éviter l'écueil de l'utopie: la fin de l'histoire universelle est un horizon.
Car, de même
que l'horizon est visible à partir du lieu où notre corps est présentement situé, de même, la fin (l'objectif) est pensable à
partir du temps actuel qui est celui de notre esprit.
L'État cosmopolitique universel que Kant appelle de ses voeux n'est pas l'empire mondial.
Kant est opposé à la constitution
d'un État mondial qui, à ses yeux, ne pourrait être que despotique.
Dans un passage trop peu cité (tant on préfère de nos
jours souligner les turpitudes des grands hommes du passé plutôt que leur traits prémonitoires), Kant va jusqu'à mettre en
parallèle pour les désapprouver la violence coloniale et la terreur révolutionnaire.
Pour lui, la fin ne saurait justifier les
moyens: toutes ces prétendues bonnes intentions, dit-il, n'arrivent pas à effacer l'injustice qui entache les moyens employés.
Les formulations de Kant ne peuvent que résonner et raisonner dans le monde actuel; elles nous permettent de prendre la
mesure des lenteurs et des retards: les liaisons plus ou moins étroites, écrit Kant, qui se sont établies
entre les peuples, ayant été portées au point qu'une violation de droit commis en un lieu est ressentie partout, l'idée d'un
droit cosmopolitique ne pourra plus passer pour une exagération fantastique du droit; elle est le dernier degré de perfection
nécessaire au code tacite du droit civil et public.
Attendre une paix universelle et durable de ce qu'on appelle l'équilibre des puissances européennes, c'est une pure chimère,
semblable à cette maison de Swift qu'un architecte avait construite d'une façon si parfaitement conforme à toutes les lois de
l'équilibre qu'un moineau étant venu s'y poser, elle s'écroula aussitôt — Kant.
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