La liberté est-elle un droit ou un fait ?
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Pour entamer notre réflexion, remarquons que le libellé de notre sujet nous confronte à une alternative : la liberté est-elle un droit ou un fait ?
Cependant, le « ou » est-il exclusif : la liberté est ou bien un droit ou bien un fait, mais pas les deux à la fois, ou bien inclusif : la liberté est un droit dans la
mesure où elle est un fait et, réciproquement, elle peut-être être un fait dans la mesure où on la reconnaît comme un droit ? Pour comprendre cette
distinction, pensons aux formules « Descartes ou Spinoza » (l'un ou l'autre, qui ne sont pas la même personne) et « Spinoza ou l'auteur de l'Éthique » (il
s'agit de la même personne).
Cette lecture du sujet trouvera un renfort, si l'on considère la forme même de notre question ; celle-ci est en effet
essentialiste, dans la mesure où elle demande ce qu'est la liberté.
Or, la liberté est-elle un fait constatable parmi d'autres, un droit consigné quelque part
ou plutôt l'exercice même de la liberté, exercice qui rend poreuse la distinction fait/droit ? Voyons ce qu'il en est.
I – La liberté entre droit et fait
Avant toutes choses, nous devons distinguer les notions en présence, à savoir le droit et le fait.
Le fait se rapporte à ce qui est, tandis que le droit se
rapporte à ce qui doit être.
Ainsi, un jugement de fait relate ce qui est : « Il y a quelqu'un dans la pièce », « Je suis content », « Je suis libre ».
À l'inverse,
l'énonciation d'un droit renvoie, au-delà d'un état de fait particulier, à ce que l'on souhaite voir advenir.
Un bon exemple se trouve dans La déclaration des
droits de l'homme et du citoyen : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » (art.
1).
Cependant, si une telle déclaration fait de la liberté un droit naturel pour les hommes, il semble toujours possible que dans les faits ils n'en jouissent
pas.
C'est là que la critique de Marx trouve son origine, lorsque dans La question juive, il se dresse contre les droits de l'homme qu'il assimile à de simples
libertés formelles.
En effet, celles-ci demeurent illusoires ou inopérantes, tant que les masses laborieuses ne peuvent en jouir, faute de moyens matériels ou
culturels pour y accéder.
L'énonciation en droit de la liberté ne conduit donc dans les faits à aucune libération effective.
Contre cette idée, Descartes réduit la liberté à un fait d'expérience.
Ainsi, l'article 39 des Principes dit que « la liberté de notre volonté se connaît
sans preuve, par la seule expérience que nous en avons.
» L'entreprise du doute et le cogito des Méditations en est l'illustration par excellence, qui permet au
sujet pensant de s'autodéterminer.
La liberté est alors le signe d'un jugement libre, fonction de la rationalité de l'homme ; elle est le fait primordial qui lui
permet de se libérer.
II – Liberté et libération
Si nos précédentes remarques nous inclinent à penser que la liberté se donne à la fois comme un droit et comme un fait, c'est que diverses
problématiques interfèrent, puisque la notion apparaît sur les plans politique, moral et métaphysique.
Sur ce point, dans son opuscule De la liberté, John
Stuart Mill défend les libertés individuelles contre l'autoritarisme de la société.
L'auteur plaide ainsi pour la liberté de discussion et d'expression, laissant
aux individus toute latitude dans la mesure où seul leurs intérêts sont en jeu.
Toutefois, si la liberté apparaît comme un droit humain irréfragable, son
expression politique n'en demeure pas moins tributaire d'une conception métaphysique de la liberté.
En effet, le droit naturel conféré à l'homme sous l'espèce de la liberté présuppose une liberté de fait de l'homme.
Par exemple, l'animal, pétri
d'instinct et conditionné dans sa conduite, ne jouit pas d'une liberté de droit, puisque, de fait, il n'est pas libre.
C 'est cette idée que reprend Sartre lorsqu'il
pose la distinction de l'en soi et du pour soi.
L'en soi renvoie en effet au mode d'être de l'animal ou de la chose, identique à soi à tout instant.
À l'inverse, le
pour soi évoque la liberté ontologique de l'homme, c'est-à-dire la possibilité de sécréter du néant au sein de l'être.
L'homme est donc l'être pour soi, en
constant décalage avec ce qu'il est, notamment grâce au projet.
Or, que nous apprend cette constitution de l'homme ?
L'idée n'est rien autre que de mettre, sur le plan métaphysique, la liberté à la base de toute entreprise humaine.
D'où l'idée, paradoxale en apparence,
que la liberté est la condition de toute libération et que l'homme peut demeurer libre dans les fers.
Sans ce pouvoir de libération qu'incarne la liberté, celle-ci
reste lettre morte.
Autrement dit, si la liberté n'était pas un fait métaphysique elle ne pourrait pas se revendiquer comme un droit politique.
III – Ni droit ni fait
Ce que nous avons désormais mis au jour, c'est l'implication réciproque du fait et du droit.
Ainsi, l'homme ne peut être libre en droit s'il n'a pas de fait
la possibilité d'exercer sa liberté.
Or, loin d'assimiler fait et droit, ces remarques ont pour but d'assurer le passage de l'un à l'autre.
En effet, être libre
métaphysiquement n'implique pas que nous le soyons politiquement ou moralement, mais permet de le revendiquer de droit.
La liberté essentielle de
l'homme est donc un appel à l'autonomie, qui correspond à ce que l'on exige en droit de l'homme.
Pour comprendre cela, faisons appel à Kant.
Dans la Critique de la raison pure, Kant soustrait les actions humaines du cours des événements naturels en les
rattachant, quant à leur origine, à la liberté transcendantale de l'homme.
Celle-ci, rattachée explicitement dans la
Critique de la raison pratique à la bonne volonté – comme pouvoir de se soumettre aux impératifs de la raison plutôt
qu'aux éléments de la sensibilité – annonce la destination de l'homme, à savoir l'autonomie ou autodétermination, la
moralité se fondant sur cette dernière.
Ainsi, ce que l'on est en droit d'attendre de l'être humain, eu égard à sa
rationalité constitutive, dépend de l'usage de fait de sa liberté : si elle abdique de son pouvoir pour suivre des
inclinations personnelles et pathologiques, elle se renie de fait dans son exercice.
À l'inverse, en se soumettant à la
législation universelle de la raison, elle accomplit sa fonction propre.
L'idée sous-jacente reste donc de penser que la liberté n'est ni strictement un fait ni strictement un droit.
En
effet, répondre de la sorte permet de ne pas céder au préjugé essentialiste, qui réifie la liberté sous la forme d'un fait
empiriquement constatable ou d'un droit consigné quelque part.
Dès lors, c'est le passage du plan métaphysique aux
plans moral et politique qui s'avère possible : l'homme n'est libre de fait uniquement dans la mesure où il exerce cette
liberté en direction d'un devoir être ; réciproquement, la revendication morale et politique de la liberté ne vaut que si
elle s'appuie sur la constitution métaphysique de l'homme comme être libre.
Conclusion :
Ainsi, nous avons vu dans quelle mesure il semble possible d'opposer le fait et le droit, faisant de la liberté soit
l'un soit l'autre, au sens où l'on peut posséder le droit à la liberté sans toutefois l'être effectivement.
Cependant, une
telle perspective s'est vu nuancée par la considération des différents plans sur lesquels apparaît le problème de la
liberté : morale, politique et métaphysique.
À partir de là, nous avons soumis les notions à une dialectique, faisant en
sorte que le fait appelle le droit comme son complément et réciproquement le droit prolonge le fait.
Dès lors, si l'homme
n'est pas libre métaphysiquement (de fait), toute revendication politique ou morale s'épuise rapidement ; mais, inversement, si l'homme ne pose pas
l'exercice de la liberté sous la forme d'un devoir être, la liberté de fait de l'homme ne s'exerce pas.
La liberté n'apparaît donc véritablement que dans ce vaet-vient entre droit et fait, chaque terme auquel elle est irréductible..
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