La liberté d'expression nuit-elle à la vérité ?
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«
[Introduction]
Il n'est pas besoin d'aller très loin de nos frontières pour découvrir des opposants politiques emprisonnés, des journalistes contraints
au silence ou des artistes interdits de publication.
Nous ne nous arrêterons pas sur le cas des pays où la censure politique, religieuse
ou artistique s'exerce férocement et dans lesquels le combat pour la liberté d'expression est hautement légitime; mais nous
examinerons ici le problème de la liberté d'expression dans les pays démocratiques.
Doit-elle être absolument sans limites ou bien
faut-il dans certains cas la réduire? Tout point de vue politique, philosophique, religieux, ou artistique peut-il avoir entièrement droit de
cité ou bien faut-il en exclure certains jugés dangereux? Nous examinerons d'abord s'il existe des cas dans lesquels un mauvais usage
de la liberté d'expression est fait, et nous verrons ensuite si la censure peut être justifiée.
Nous rechercherons enfin ce qui peut
légitimement borner la liberté d'expression.
[I.
Peut-il y avoir un mauvais usage de la liberté de pensée et d'expression ?]
On conviendra que la liberté d'expression est un bien précieux pour lequel de nombreux intellectuels ou artistes se sont battus et que
la censure est plus l'instrument des tyrans que l'outil des démocrates.
Mais il existe des cas pour les-quels certaines questions se
posent.
Faut-il au nom de la liberté laisser la parole aux ennemis de la liberté? En laissant s'exprimer tous les points de vue et même
les plus extrêmes, les démocraties ne se placent-elles pas dans une position d'extrême fragilité? Si la République de Weimar avait été
moins indulgente à l'égard des extrémistes du temps où Hitler n'était qu'un agitateur inconnu, le nazisme aurait-il pu se développer?
Faut-il dans un État de droit laisser une tribune ouverte aux propagateurs de la haine, du racisme ou de l'antisémitisme?
On admettra aussi qu'en matière religieuse, une république doit être tolérante et laisser s'exprimer toutes les opinions sans en
privilégier aucune.
On sait trop en effet sur quels excès débouche l'intolérance religieuse.
Mais convient-il au nom de cette tolérance
d'accepter les points de vue les plus intolérants? Les pays démocratiques, par la liberté d'ex-pression qu'ils garantissent, n'ont-ils pas
une responsabilité dans le développement du fanatisme et du sectarisme?
On s'accordera enfin, dans les pays démocratiques, pour se féliciter que toute production intellectuelle ou artistique puisse voir le jour
sans se heurter au frein d'une censure idéologique.
Le passé nous a trop souvent montré ce qu'il advient lorsque l'État – ou encore la
religion – se mêle de dire aux artistes ce qu'ils doivent faire.
Mais une fois encore, les mêmes questions se posent: faut-il accepter au
nom de la liberté d'expression la libre représentation d'oeuvres offensant gravement la dignité de la personne humaine? La
pornographie ne doit-elle rencontrer aucun obstacle à son développement?
[II.
Peut-on justifier la censure?]
Face à toutes ces questions, il serait tentant d'envisager une certaine limitation de la liberté d'expression.
Le philosophe Kart Popper,
qui fut pourtant l'adversaire résolu de tous les totalitarismes, s'interrogeait lui-même dans l'un de ses derniers textes, La Télévision
est-elle un danger pour la démocratie?, sur la pertinence d'un rétablissement de la censure.
Mais cette éventualité pose un problème que Kant a bien mis en évidence dans Qu'est-ce que les Lumières?: l'usage de la censure
revient en quelque sorte à diviser la population en deux catégories avec l'une qui se trouve placée sous tutelle parce qu'on la juge
inapte à faire de sa raison un bon usage, et l'autre qui s'instaure en tutrice de la première, décidant de ce qu'elle doit lire, entendre ou
croire.
Semblable division est entièrement contraire à la devise des Lumières « Aie le courage de te servir de ton propre entendement
»; elle vise tout au contraire à maintenir les hommes dans un état de perpétuelle minorité très profitable à ceux qui se sont arrogé la
qualité de tuteurs: « Après avoir rendu bien sot leur bétail et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n'aient pas la
permission d'oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermées, ils leur montrent les dangers qui les menacent si elles
essayent de s'aventurer seules au-dehors.
»
« Or, poursuit Kant, ce danger n'est vraiment pas si grand, car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher.
» En
effet, le danger est-il si grand? N'est-ce pas traiter indignement la population que de la juger incapable de s'éclairer par elle-même? S'il
convient de protéger les enfants qui n'ont pas encore l'usage entier de leur raison, doit-on faire de même avec un public adulte?
Certes, il existe des thèses extrémistes, des opinions outrancières et
des propos choquants, mais ne peut-on faire confiance à la raison humaine pour se détourner d'elle-même de ces points de vue?
[III.
Faire confiance à la raison humaine pour limiter la liberté d'expression]
L'existence de la censure paraît peu conciliable avec la vocation de chaque homme à penser par lui-même.
De même qu'un enfant ne
parviendra jamais à marcher si on exagère les risques qu'il prend en s'aventurant seul, un public ne parviendra jamais à s'éclairer si
on le tient en permanence dans l'ignorance de tous les points de vue.
Est-il inconcevable de faire confiance aux hommes pour assurer par eux-mêmes la limitation de la liberté d'expression? Car quelles
sont les thèses intolérables et dangereuses sinon celles qui sont exclusivement issues des passions? Est-ce en les réduisant au silence
qu'on peut espérer les combattre? Ne prend-on pas, ce faisant, tout au contraire le risque de les renforcer? En incitant, à l'inverse,
toutes les thèses à s'exprimer publiquement, on peut penser que chacun sera à même de juger de leur validité.
Kant utilise le terme de publicité dans son sens ancien pour désigner l'obligation qui doit s'imposer à tous ceux qui prétendent soutenir
des points de vue de les rendre communicables au plus grand nombre: « Toute action qui a trait au droit des autres hommes dont la
maxime ne s'accommode pas avec la publicité est injuste », écrit-il dans Le Projet de paix perpétuelle.
Cette entière visibilité des points de vue que Kant revendique, en rejoignant sur ce point la thèse de Spinoza, est contradictoire avec
l'idée de censure.
Elle plaide tout au contraire pour une absence de limitation dans l'exercice de la liberté d'expression.
Car c'est cette
pleine visibilité des divers points de vue qui permettra à la raison humaine de juger de leur valeur.
[Conclusion]
La seule limite légitime à la liberté d'expression est celle que la raison commune peut imposer d'elle-même, à la condition d'être
éclairée sur la multiplicité des points de vue possibles.
La vocation de l'homme à penser par lui-même semble peu compatible avec
toute autre forme de limitation de la liberté d'expression..
»
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