LA LIBERTÉ DE L'ESPRIT A-T-ELLE POUR CONDITION LE LOISIR OU LE TRAVAIL ?
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Pour l'opinion, la question paraît relever de l'humour le plus noir, et la réponse aller de soi: il semble évident qu'on a
plus de liberté dans le loisir (ou l'on fait ce que l'on veut — ou croit vouloir?) que dans le travail, en général perçu
comme contraignant et, en ce sens, contraire à la liberté.
Mais il s'agit ici de la liberté de l'esprit — et de se demander si celle-ci est conditionnée par le fait que l'homme
travaille ou par son loisir, autrement dit si elle résulte de l'un ou de l'autre.
Depuis que les philosophes prennent au sérieux la notion de travail humain — ce qui ne remonte guère en deçà du
xviiie siècle — ils s'accordent pour y reconnaître un élément fondamental de l'humanisation.
Le travail en effet désigne l'activité par laquelle un homme transforme la nature et en retire de quoi combler ses
besoins, mais on doit souligner que cette transformation ne peut s'effectuer sans être accompagnée d'une autre,
qui est celle de l'être humain lui-même.
Prétendre ainsi que le travail libère, c'est se placer dans une perspective proprement humaine, qui consiste à mettre
l'accent sur ce que le travailleur retire de son travail plutôt que sur le produit lui-même de son travail.
Cette prise de
position ne va pas de soi, parce qu'après tout le mot « travail » renvoie apparemment de façon indistincte à
l'activité et au résultat de cette activité.
Le mot « travail » en français confond donc l'activité et le résultat, que
les deux substantifs anglais « labour » et « work » distinguent.
Toute la question ici est bien de savoir jusqu'à quel
point on peut appeler « travail » une activité qui n'a pas de résultat visible, comme par exemple l'entraînement d'un
athlète ou d'un gymnaste : pour pouvoir dire que le gymnaste travaille, il faut que la notion ne soit pas réductible au
résultat, même si la perspective du résultat n'est jamais radicalement absente.
Donc, tant que l'on prend le mot
travail au sens de l'activité distincte du résultat, il est possible de maintenir la position selon laquelle le travail est
humain et libérateur.
Cette perspective est-elle pourtant longtemps tenable ?
Tout l'effort de la pensée de Marx, se focalise sur cette question.
Au début du « Capital », et dans la lignée de
l'optique hégélienne, Marx définit le travail en marquant la spécificité humaine de la notion, et en défendant cet
aspect.
La spécificité du travail, c'est de renvoyer à l'homme, parce que les activités animales en sont
fondamentalement différentes : « ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte,
c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans sa ruche », explique Marx.
Il s'agit donc
d'une activité consciente et réfléchie, qui présuppose une capacité à se représenter des fins.
Par le travail, l'homme
extériorise ces fins, qui sont aussi les siennes : reprenant l'analyse de Hegel, Marx conclut que l'homme se produit
lui-même, qu'il est le résultat de son travail, au sens où, pris dans la sphère des besoins naturels, l'homme conquiert
son autonomie par son travail, en rusant la nature par l'intermédiaire de l'outil.
Le travail est donc aussi
fondamentalement technique : c'est l'évolution de l'outil qui est le signe de l ‘évolution du travail.
Tant que ce sens
de la notion prévaut, le travail reste ce par quoi l'homme se libère des besoins.
Mais qu'à l'outil vienne se substituer
la machine, et cette humanité du travail peut être remise en cause si on comprend le travail comme englué dans
une certaine réalité, celle de son organisation.
Tel est le problème de Marx : il faut montrer comment le travail,
proprement humain en lui-même, peut perdre cette humanité dans l'organisation capitaliste du travail.
Le « travail social » est le travail considéré par Marx dans le cadre de cette organisation.
Ce à quoi renvoie
l'expression, c'est la division du travail, à savoir la répartition des tâches telle que l'organise une économie avancée.
Ce contexte social explique que le travail, de concret, devienne abstrait, et, de libérateur, devienne aliénant.
L'aliénation, c'est la dépossession du caractère humain du travail.
En quoi alors le travailleur est-il aliéné ?
Dans la division du travail, le travailleur n'est plus qu'un salarié, il n'est plus qu'une marchandise qu'on achète ; son
travail ajoute à ce qu'il travaille une valeur ajoutée, que le capitaliste divise entre son profit et le salaire de
l'employé.
Le travailleur est acheté, et il est donc aliéné ici en un premier sens : il est obligé de se vendre s'il veut
survivre : « On trouve sur le marché un groupe d'acheteurs (capitalistes), et de l'autre côté un groupe de vendeurs
n'ayant rien à vendre que leur propre force de travail », explique Marx.
Comme le travailleur est dépossédé des
moyens de production, il ne vend pas son travail mais sa force de travail, cad une marchandise évaluable.
Le salaire,
et c'est là la seconde aliénation, ne rétribue pas la valeur du travail mais la force de travail : l'objet une fois produit,
le capitaliste le revend à ce que l'on appelle sa valeur d'échange, empochant un profit supérieur au salaire.
Le profit,
c'est la différence entre la valeur d'usage et la valeur d'échange.
Le travail que produit l'ouvrier est un travail concret, au sens où il produit des biens dont on peut se servir : son
travail, comme travail concret, est donc créateur de valeur d'usage.
Mais, ce n'est pas sous ce rapport que son
travail est pris en compte : l'objet intéresse le capitaliste en ce qu'il a une valeur d'échange : la division du travail
et le salariat transforment donc le travail du salarié de travail concret en travail abstrait.
Le travailleur est donc
aliéné d'abord en ce qu'il est dépossédé de l'objet de son travail, et de ce qui lui permet l'objectivation : privé de
l'effet en retour de son travail sur lui-même, le travailleur n'est plus libéré par son travail, mais au contraire son
travail l'aliène.
Mais le travailleur est aliéné en un second sens : le passage de l'outil à la machine lui fait perdre la maîtrise de la
technique.
De moyen de ruser avec la nature pour se libérer, la technique devient ici un facteur d'aliénation, de
perte de liberté.
Dans le passage des métiers, des ateliers, du compagnonnage et des confréries au machinisme
industriel, le travailleur perd la maîtrise de l'ensemble du processus et de l'ensemble des moyens techniques :
devenu parcellaire, son travail ne maîtrise plus la machine mais au contraire se trouve maîtrisé par elle : « Dans la
manufacture et le métier, l'ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique il sert la machine », ajoute Marx.
Dans le travail social, la technique prive l'homme de la jouissance de la communication et du choc en retour, cad
des moyens de sa libération.
Pourtant, la machine sans sa valorisation par l'homme n'est que du « travail mort » :
mais le travail vivant auquel sa valorisation par l'homme donne lieu n'a plus rien de libérateur.
Hegel le prophétisait
déjà en quelque sorte : « enfin l'abstraction de la production fait le travail toujours plus mécanique et à la fin, il est
possible que l'homme en soit exclu et que la machine remplace l'homme » ( « PPD » $198).
Le ver était donc déjà.
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