LA LIBERTE DE L'ESPRIT A-T-ELLE POUR CONDITION LE LOISIR OU LE TRAVAIL ?
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Pour l'opinion, la question paraît relever de l'humour le plus noir, et la réponse aller de soi: il semble évident qu'on a
plus de liberté dans le loisir (ou l'on fait ce que l'on veut — ou croit vouloir?) que dans le travail, en général perçu
comme contraignant et, en ce sens, contraire à la liberté.
Mais il s'agit ici de la liberté de l'esprit — et de se demander si celle-ci est conditionnée par le fait que l'homme
travaille ou par son loisir, autrement dit si elle résulte de l'un ou de l'autre.
Depuis que les philosophes prennent au sérieux la notion de travail humain — ce qui ne remonte guère en deçà du
xviiie siècle — ils s'accordent pour y reconnaître un élément fondamental de l'humanisation.
Le travail en effet désigne l'activité par laquelle un homme transforme la nature et en retire de quoi combler ses
besoins, mais on doit souligner que cette transformation ne peut s'effectuer sans être accompagnée d'une autre,
qui est celle de l'être humain lui-même.
Rousseau montre par exemple (dans le second Discours) qu'il n'y a à strictement parler d'être humain, doté des
qualités qui lui sont ordinairement attribuées, dont fait incontestablement partie la pensée, ou si l'on préfère l'esprit,
qu'à partir des premières sociétés et de l'apparition du travail.
Thèse que confirment aussi bien, à leur manière,
Hegel ou Marx que l'anthropologie contemporaine.
On est ainsi obligé d'admettre que l'existence du travail fait partie, avec les règles et la conscience de la mort (cf.
entre autres Georges Bataille) de ce qui distingue l'être humain de l'animalité, et que le développement de l'esprit
n'en est qu'une conséquence.
On aurait donc tort de concevoir un homme doté d'esprit antérieurement à l'apparition
du travail — et l'on peut affirmer que si le travailleur est méprisé dans la mentalité grecque (et jusque dans la
philosophie — voir ce que dit Platon des «artisans» toujours soumis à la concupiscence et en conséquence
incapables de comprendre les avantages du collectivisme mis en place dans la Cité idéale, ou la façon dont Aristote
définit l'esclave comme un « outil animé »), la liberté intellectuelle dont jouissent dans l'antiquité les citoyens n'est
possible que parce que les esclaves travaillent à leur place et à leur profit.
C'est d'ailleurs bien ce que souligne Hegel: une telle liberté n'est encore que celle de «quelques-uns» — et non celle
de l'esprit humain en général.
Il est bon de rappeler que ces concepts — «liberté », « esprit », «travail» et même « loisir » — ne se déploient qu'au
cours d'une histoire.
De cette dernière, Hegel indique le schéma dans sa célèbre Dialectique du Maître et de l'Esclave, où il montre
comment la conscience qui est capable d'accéder à la vraie liberté (c'est-à-dire celle qui agit, et qui retrouve la
preuve de son existence dans le résultat de ses actes, dans la matière transformée par l'action) est bien celle de
l'esclave.
De ce point de vue, l'homme du loisir, le «maître», ne bénéficie que d'une liberté encore négative (celle qui
correspond au moment du pour-soi), qui ne peut que refuser le réel, demeurer inactive et se trouver en
conséquence «dépassée» par celle à laquelle parvient celui qui est en un premier temps son esclave.
On en retiendra, en termes moins strictement hégéliens, que si la liberté de l'esprit semble trouver dans le loisir un
temps particulièrement propice à son affirmation, c'est bien le travail qui en conditionne la possibilité et l'émergence.
Encore faudrait-il garantir que le loisir n'est pas devenu un temps d'aliénation, au lieu d'être ce moment où l'esprit
pourrait se consacrer aux activités qu'il privilégie authentiquement.
Les analystes du loisir contemporain confirment hélas que le loisir n'est pas synonyme de liberté, mais qu'il est au
contraire devenu occasion (ou même obligation) de consommation de plus en plus vécue ou ressentie comme
«normale », et que de la sorte il renforce le poids de l'économique sur la vie des sujets.
Car le loisir n'est
certainement plus le simple temps libre, voué au recueillement, au plaisir autonome, aux activités euphorisantes que
son appellation inchangée feint de toujours signifier: il faut que l'homme de loisir soit économiquement rentable, et la
liberté dont son esprit croit bénéficier est en fait de plus en plus programmée sur catalogues.
Le réel contemporain semble donc bien éloigné de l'idéal philosophique : l'abrutissement par le travail est vécu
massivement, mais il s'accompagne désormais d'un loisir également — bien que plus subtilement sans doute —
abrutissant, ou contraignant.
On en vient à se demander où peut se réfugier la liberté de l'esprit.
Cette dernière reste néanmoins conditionnée par le travail, en l'absence duquel le vivant est dénué d'esprit.
Que
l'organisation du travail en fasse une réalité sociale en contradiction avec sa signification philosophique a déterminé
la philosophie d'un Marx et l'utopie d'une société où travail et loisir pourraient ne plus sembler contradictoires
puisque le premier y retrouverait sa fonction libératrice.
Nous n'en sommes pas là — mais reste concevable une
résistance aux formes contemporaines du loisir, pour qu'au moins la liberté de l'esprit, une fois produite par le travail,
n'aille pas se diluer dans la passivité : la substitution de «Métro boulot télé» à «Métro boulot dodo» n'a en effet rien
de forcément enthousiasmant..
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