La liberté commence-t-elle quand le travail finit ?
Extrait du document
«
Être libre, c'est être libre de paresser
" On a l'habitude de dire que l'oisiveté est la mère de tous les maux.
On
recommande le travail pour empêcher le mal.
Mais aussi bien la cause
redoutée que le moyen recommandé vous convaincront facilement que toute
cette réflexion est d'origine plébéienne *.
L'oisiveté, en tant qu'oisiveté, n'est
nullement la mère de tous les maux, au contraire, c'est une vie vraiment
divine lorsqu'elle ne s'accompagne pas d'ennui.
Elle peut faire, il est vrai,
qu'on perde sa fortune, etc., toutefois, une nature patricienne ** ne craint
pas ces choses, mais bien de s'ennuyer.
Les dieux de l'Olympe ne
s'ennuyaient pas, ils vivaient heureux en une oisiveté heureuse.
Une beauté
féminine qui ne coud pas, ne file pas, ne repasse pas, ne lit pas et ne fait pas
de musique est heureuse dans son oisiveté ; car elle ne s'ennuie pas.
L'oisiveté donc, loin d'être la mère du mal, est plutôt le vrai bien.
L'ennui est
la mère de tous les vices, c'est lui qui doit être tenu à l'écart.
L'oisiveté n'est
pas le mal et on peut dire que quiconque ne le sent pas prouve, par cela
même, qu'il ne s'est pas élevé jusqu'aux humanités.
Il existe une activité
intarissable qui exclut l'homme du monde spirituel et le met au rang des
animaux qui, instinctivement, doivent toujours être en mouvement.
Il y a des
gens qui possèdent le don extraordinaire de transformer tout en affaire, dont
toute la vie est affaire, qui tombent amoureux et se marient, écoutent une
facétie et admirent un tour d'adresse, et tout avec le même zèle affairé qu'ils
portent à leur travail de bureau.
" KIERKEGAARD
Introduction
On a souvent reproché au philosophe son improductivité ; ce reproche courant ne vise pas la philosophie en tant
que telle, mais sa réputation de n'être pas un travail, mais un loisir d'oisifs.
L'oisiveté a en effet mauvaise presse :
elle semble vaine et prédisposerait au vice.
Ce texte de Kierkegaard est une réponse à cette condamnation de
l'oisiveté.
Il ne faut pas opposer le travail à l'oisiveté comme un bien à un mal, mais, au contraire, distinguer
soigneusement l'oisiveté de l'ennui, rapprocher ce dernier du travail pour déterminer leur racine commune qu'est la
nature animale de l'homme comme être affairé, et comprendre ainsi que l'oisiveté constitue la destination spirituelle
de l'humanité.
Pour ce faire, après avoir exposé brièvement la conception vulgaire du travail et de l'oisiveté,
Kierkegaard indique que ce n'est pas tant l'oisiveté que l'ennui qu'il faut éviter, puisque l'oisiveté constitue la
condition du bonheur et la destination finale de l'humanité, avant de conclure sur la cause de l'erreur du vulgaire qui
se perd dans un affairement qui le détourne de sa nature spirituelle.
I.
La conception vulgaire du travail et de l'oisiveté
1.
L'oisiveté opposée au travail...
Le sens commun oppose couramment travail et oisiveté.
Comment il conçoit cette opposition, c'est ce que nous
allons tâcher de comprendre avant d'examiner comment Kierkegaard justifie sa critique du sens commun.
Le travail
se définit en général comme une activité de production.
L'oisiveté au contraire est d'abord pensée, en opposition
avec le travail, comme activité improductive, et même absence d'activité.
L'oisiveté n'est pas le repos mérité une
fois le travail accompli, mais le loisir vain et stérile.
En ce sens l'oisif est assimilé au paresseux dans la mesure où il
refuse le travail pour s'adonner à l'inaction.
Cette distinction ne se fonde pas seulement sur une différence
extérieure, une différence de comportement.
Le travail ne consiste pas seulement en une activité physique visant à
transformer les choses, mais il occupe aussi l'esprit.
L'oisiveté de son côté ne consiste pas seulement en une
absence d'action, de production, mais en un esprit séparé de tout objet réel, livré seulement à lui-même : un esprit
oisif ne s'adonnerait qu'à des pensées oiseuses, vides de sens, vaines et futiles.
2.
...
comme une source de vices à son remède
C'est à ce titre que l'oisiveté est condamnée comme source de vices.
Si elle est condamnée par le sens commun, ce
n'est pas tant en effet parce qu'elle ne produit pas d'objets extérieurs (à ce titre le repos ou le sommeil seraient eux
aussi condamnables) que parce qu'elle laisse l'esprit seul avec lui-même : l'oisiveté encourage le vice ou le produit
parce que l'homme oisif n'a rien d'autre à faire qu'à s'y adonner, parce qu'aucun travail, aucune activité ne vient
l'occuper.
Le travail, en imposant une activité pénible, n'est pas seulement à recommander parce qu'il permet à
l'homme de subvenir à ses besoins vitaux, mais aussi parce qu'il lui procure une occupation.
Etre occupé par un.
»
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