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La lecture peut vous paraître un acte banal. En fait, c'est une activité complexe qui est tributaire des conditions physiques, des expériences personnelles et de la culture du lecteur, au point que l'on a pu dire : « Le lecteur [...] se définit par une p

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Que serait une littérature sans lecteurs ? Une histoire de la littérature ne peut être dissociée d'une histoire de la lecture.  L'évidence de cette remarque nous avertit, incidemment, que la lecture a connu une succession d'états et ne saurait être réduite au seul fait de prendre un livre.  « Le lecteur, a-t-on pu dire, se définit par une physiologie, une histoire et une bibliothèque. »  C'est affirmer que lire est une activité qui plonge ses racines dans un amoncellement de couches géologiques qui s'entassent l'une sur l'autre depuis la plus profonde, le substrat biologique (une physiologie) jusqu'à la plus superficielle, le sujet individuel (expérience personnelle) via une couche intermédiaire, la culture (une bibliothèque).  Faut-il l'acuité du géologue pour sonder cet acte d'apparence banale : la lecture ?

« Que serait une littérature sans lecteurs ? Une histoire de la littérature ne peut être dissociée d'une histoire de la lecture. L'évidence de cette remarque nous avertit, incidemment, que la lecture a connu une succession d'états et ne saurait être réduite au seul fait de prendre un livre. « Le lecteur, a-t-on pu dire, se définit par une physiologie, une histoire et une bibliothèque.

» C'est affirmer que lire est une activité qui plonge ses racines dans un amoncellement de couches géologiques qui s'entassent l'une sur l'autre depuis la plus profonde, le substrat biologique (une physiologie) jusqu'à la plus superficielle, le sujet individuel (expérience personnelle) via une couche intermédiaire, la culture (une bibliothèque). Faut-il l'acuité du géologue pour sonder cet acte d'apparence banale : la lecture ? Si voir est un acte naturel, lire suppose un apprentissage — processus de socialisation et d'acculturation — dont il est facile de mesurer l'ampleur à travers les effets (ou les méfaits) des différentes méthodes tour à tour mises en œuvre.

De plus, nous savons que ceux qui ont appris à lire et ne lisent plus par la suite, pas m ê m e u n magazine, redeviennent quasiment analphabètes.

C'est donc seulement apprise et fixée que l'activité de lecture peut apparaître banale et allant de soi. En effet, il faut se souvenir que cet apprentissage, devenu un droit, a notamment requis l'invention de l'imprimerie.

On ne peut pas parler de l'existence d'une littérature dans les pays d'Europe occidentale avant celle-ci.

Jusqu'à elle, les productions littéraires restent proches de la tradition orale.

Il leur manque alors l'existence définie que seule peut conférer la fixation des textes en même temps qu'un public de connaisseurs capable d'exercer un contrôle critique.

Au XIXe siècle, il est encore l'occasion d'une lutte politique pour être étendu au plus grand nombre : ce droit est l'un des enjeux de l'instauration de l'école gratuite (juin 1881), obligatoire et laïque (mars 1882). Ces deux rappels suffisent pour mettre en lumière la complexité, lourde d'histoire, de cet acte de lecture.

Car lire aujourd'hui c'est, en somme, profiter de l'invention de l'imprimerie ainsi que de l'œuvre législative accomplie par Jules Ferry. Il faut donc pratiquer un retour réflexif sur cette activité si courante pour en apercevoir le caractère acquis.

Acquisition qui, selon l'énoncé du sujet, relèverait d'une « histoire totale » intégrant les trois niveaux de l'universalité — à travers la physiologie, c'est l'histoire du corps humain qui se dessine — ; de la particularité — la culture est l'œuvre d'un groupe d'hommes plus ou moins vaste : telle catégorie sociale, telle société ou encore telle civilisation — ; et de la singularité — il dépend de cet individu-ci de choisir à tel moment, tel livre. La lecture est d'abord une posture qui réalise une possibilité de la physiologie humaine.

A la posture guerrière — figure d'abord dominante — extravertie, qui s'affiche dans une extériorité agressive s'oppose celle du lecteur qui exige le silence intime — si l'on en croit Saint Augustin, son maître Ambroise aurait été le premier homme de l'Antiquité à lire des yeux, sans articuler le texte à haute voix — et le recueillement méditatif.

De ce fait, la lecture apparaît en continuité avec la prière.

Mais tandis que le fidèle pratiquant se tourne vers Dieu, principe transcendant qui oblige à sortir de soi, le lecteur se retire en lui-même et se plonge dans son intériorité. Présentant l'ouvrage d e Joyce, M.

Butor fait remarquer que « Finnegan's Wake est ainsi pour chacun d e nous un instrument de connaissance intime, car ce portrait de moi-même que j'y discerne, ce n'est pas celui que j'aurai dessiné avant la lecture.

Ces phrases, dont l'orthographe ambiguë me contraint de les interpréter au moyen d'innombrables lapsus, servent de catalyseurs à m a conscience, rongent et minent peu à peu les étages de ma censure.

Ce n'est donc pas, comme on le dit souvent, la simple description d'un rêve, mais une machine à provoquer et faciliter mes propres rêves.

» (M.

Butor, Esquisse d'un seuil pour Finnegan, 1957.) Mais ce lecteur tourné vers lui-même, attentif à soi est aussi tout imprégné d'une culture.

Chaque lecture renvoie à celles qui ont déjà été effectuées en même temps qu'elle en annonce d'autres, à venir.

Il n'y a pas de lecture isolée, il n'y a que des lectures accumulées. Pour en rester à Joyce, Valéry Larbaud nous prévient que « le lecteur qui, sans avoir l'Odyssée bien présente à l'esprit, aborde Ulysse, se trouve assez dérouté.

Je suppose naturellement qu'il s'agit d'un lecteur lettré, capable de lire sans rien perdre des auteurs comme Rabelais, Montaigne et Descartes ; car un lecteur non lettré ou à demi-lettré abandonnerait Ulysse au bout de trois pages.

» (V.

Larbaud, James Joyce, 1921.) De m ê m e quel lecteur « non affranchi » pourrait jouir de la lecture d e Touchez pas au grisbi (1953) d'A.

Simonin sans connaître la traduction de « grisbi » (argent, fric), de « cave » (« non affranchi », bourgeois ; résultant peut-être de l'altération de cavé, terme de jeu signifiant dupé), de « barbillon » (souteneur)... Le lecteur n'est cependant pas un forçat qui amasse pierre à pierre les livres car, à mesure que les livres se font plus nombreux, le plaisir de la lecture s'accroît et devient plus raffiné.

Il n'y a pas là de parcours imposé, fléché, il y a la promesse d'un contentement décuplé. Principe de plaisir qui nous amène à forcer la sphère de la singularité car la satisfaction est toujours celle de cet individu-ci à tel moment précis de son existence.

C'est lui qui met en œuvre cette posture et cette culture en portant son regard, attentif ou distrait, sur les pages de ce livre.

A la fois, il subit cette double détermination — physiologique et culturelle — et la met en œuvre car il dépend de lui, de son humeur du moment, de ses préoccupations, de ses choix que tel livre réalise sa vocation : être lu.

Il dépend aussi de lui que ce livre acquière telle signification, se trouve soumis à telle interprétation. Liberté du lecteur que P.

Sollers imagine de respecter pleinement.

« Un étrange renversement vient d e s e produire : le lecteur croyait pénétrer dans une sorte de tunnel prolongé au-delà de lui, pousser la barrière d'une représentation dont il serait resté l'appréciateur plus ou moins intéressé ou sceptique.

[...].

Le livre qu'il tient entre ses mains, ce roman, semble échapper à la fatalité qui avertit, dès les premières pages, du paysage mental auquel un homme a décidé, un jour, d e se limiter.

Au fond, notre lecteur a toujours rêvé de rencontrer une narration qui ne soit pas irrémédiablement passée, irréelle, une action dont il ne se dirait pas qu'il a bien le temps d'y souscrire.

» (P.

Sollers, Logique de la fiction, 1962.) Si cette analyse nous convainc, la lecture ne peut plus guère se donner comme une activité habituelle, qu'elle soit mise en jeu à l'occasion d'un livre réputé difficile ou d'un magazine.

Tout acte d e lecture, m ê m e le plus futile, s'insère dans cette architecture géologique souterraine que nous avons essayé de déblayer et d'explorer. Mais pourquoi la lecture s'offre-t-elle, le plus souvent, comme un acte bénin ? C'est sans doute que le lecteur moyen se précipite sur des livres « attendus », objets de consommation, affichés dans les hit-parade des plus forts tirages.

La conformité du produit conforte l'acheteur dans l'évidence de la nécessité. Il en va de m ê m e du « beau » en peinture, défini par des valeurs établies qui passent pour naturelles alors qu'elles résultent d'une histoire que la soumission aux préjugés dominants ne permet pas d e deviner.

D'où le caractère choquant des tableaux cubistes de Picasso, pour ne prendre que cet exemple, lui-même convenu. Seule une lecture prolongée, tendue, intense, active permet de prendre conscience de cette complexité de la lecture, toujours à l'œuvre. Aussi faudrait-il encourager l'élaboration d'une histoire d e la lecture qui serait aussi une histoire des images que le lecteur a d e luimême.... »

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