La géométrie est-elle l'art de raisonner juste sur des figures fausses ?
Extrait du document
«
Une classe de mathématiques ne s'imagine pas sans un tableau noir.
Sans une figure dessinée à la craie, le discours
du géomètre ne pourrait être suivi par ses auditeurs.
Lui-même pourrait-il continuer sa démonstration ?
En algèbre, écrire la suite des transformations des formules permet de ne pas oublier la continuité du discours depuis
les points de départ jusqu'à la solution.
C'est un moyen commode de confronter chaque étape du raisonnement à
celle qui la précède et de proche en proche aux données.
Représenter par une figure les données d'un problème de géométrie permet de mieux les fixer, et en un sens, par la
construction, d'assimiler déjà leur contenu, parfois complexe.
La représentation aide et soutient l'effort de mémoire.
Elle aide aussi l'imagination.
Bien souvent, une fois la figure construite, les idées viennent qui vont orienter la
recherche.
Comme on dit, « on voit mieux ».
Si la figure représentative des données est trop maladroitement faite, ou trop confusément, si par exemple, nous
avons deux cercles qui selon les données auraient un point tangent, et si à cause de leur forme allongée, ils ont
deux points d'intersection, il se créera dans l'esprit une sorte de divorce entre ce que la figure montre et ce que
nous nous efforçons de penser.
Il y a donc tout intérêt à illustrer une démonstration de façon convenable, et lisible sans droites tordues et sans
cercles allongés.
Droites et lignes représentées sont comme un support sensible de l'idée abstraite.
L'esprit se trouve alors dans la
même position que celle des premiers mathématiciens.
Du moins si l'on admet que les objets mathématiques sont nés
d'un effort d'abstraction portant sur des objets de la nature subissant une pratique.
L'attitude générale est celle
précisément de l'abstraction.
Il n'y a aucune ressemblance, ni de près ni de loin, aucune identification possible entre ce que le géomètre trace sur
le tableau noir, et les idées qu'il combine.
Je pense un cercle.
Je ne vois pas un cercle.
La figure est toujours
fausse.
Comment le contraire serait-il possible ? Comment donner une existence sensible à une droite, à un plan ?
Ce sont des idées.
Un fil tendu ne peut pas être un segment de droite, un tableau noir lui-même n'est pas un plan.
La ligne de craie tracée au tableau, même avec toute l'application possible, n'est-elle pas toujours un peu tordue ?
n'a-t-elle pas une épaisseur, variable d'ailleurs, mais toujours exorbitante par rapport à l'idée que je me fais de la
trajectoire d'un point ?
Il y a une différence de nature entre ce que je vois et ce que je conçois.
Toute représentation d'idée n'a de valeur que symbolique.
Les signes et les figures tracés à la craie sur un tableau
noir ne sont pas en réalité les objets dont le mathématicien s'occupe.
Sinon les mathématiques seraient purement et
simplement assimilables à une physique, et l'on expérimenterait sur les figures.
On essayerait alors, comme le firent
les premiers artisans des mathématiques, de montrer que les angles d'un triangle ont une somme que l'on
apprécierait en mesurant les trois angles d'une manière quelconque et en ajoutant les résultats de ces
manipulations.
Cette façon de procéder n'entraînerait pas la conviction.
Il y aurait toujours la possibilité de contester l'exactitude,
et d'entrevoir une certaine fausseté.
Quand le mathématicien substitue à toute expérience la démonstration, il conserve la figure devant lui, mais la
réalité dont il s'occupe est invisible et tout entière intellectuelle.
On peut imaginer des cas simples où le discours se
suffise à lui-même sans obliger à la représentation symbolique.
Le mathématicien ne raisonne pas sur des ligures,
mais avec des idées.
La démonstration entraîne la conviction, par la seule démarche de l'esprit, en une seule fois et
pour toujours.
De toute façon, la figure n'a qu'un rôle secondaire.
Le géomètre n'est pas un dessinateur, ni un manipulateur de
figures.
Faudrait-il attendre que la figure en soit tracée au tableau pour raisonner sur l'objet abstrait, susceptible
d'une définition parfaitement claire que Descartes appelait « chiliogone », le polygone régulier à mille côtés ? C'est
pourquoi il serait possible de négliger toute représentation sensible des idées.
Cela exige un gros effort intellectuel.
On continue donc à tracer des figures
bien qu'on sache qu'elles ne sont en elles-mêmes ni vraies ni fausses..
»
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