La Fixation
Extrait du document
«
Digérer ou vomir
Ceux qui reçoivent simplement les principes veulent les rendre immédiate¬ment,
comme les estomacs malades vomissent les aliments.
Digère-les d'abord et,
ensuite, ne vomis pas ainsi ; sinon il advient cette chose sale et répugnante que
sont les aliments vomis.
[...] Le charpentier ne vient pas nous dire : « Écoutezmoi parler de l'art de la charpente », mais il traite pour la construction d'une
maison et il fait voir qu'il possède son métier.
Fais-en donc autant toi aussi ;
mange, bois, pare-toi, marie-toi, aie des enfants, occupe-toi de la cité en
homme ; supporte les injures, supporte un frère ingrat, un père, un fils, un
voisin, un compagnon de route.
Montre-nous tout cela pour que nous voyions
que tu as réellement appris quelque chose chez les philosophes.
Non pas ! mais :
« Venez et écoutez mes commentaires».
Eh bien ! cherche des gens pour vomir
sur eux.
«Moi je vous expliquerai comme personne les œuvres de Chrysippe;
j'analyserai très clairement le texte et je pourrais même y ajouter la manière de
voir d'Antipater et d'Archédème.
» ÉPICTÈTE, Entretiens, III, XXI, trad.
E.
Bréhier, dans Les Stoïciens, Gallimard, coll.
«Bibliothèque de la Pléiade», 1962, p.
1000.
Discours et mode de vie
Ce qu'affirme ici Épictète, au Ier siècle après J.-C, peut surprendre un élève
d'aujourd'hui.
Pour Épictète, enseigner la philosophie ne peut se limiter à
commenter ou interpréter les textes qui la constituent : celui qui s'en contente
est à ses yeux dans la même situation qu'un charpentier seulement capable de parler de son savoir-faire, mais sans
pouvoir accompagner son discours, si séduisant soit-il, de sa mise en pratique.
Autrement dit, compréhension des
écrits et application de leur enseignement dans le quotidien sont tenus pour inséparables; le discours philosophique
doit s'accompagner d'un mode de vie particulier qui en vérifie la pertinence tout en se fondant sur lui.
Pratique et dialogue
Une telle conception touche non seulement l'enseignement de la philosophie et la part qu'y peut tenir le commentaire,
mais plus fondamentalement la définition même de la philosophie.
Dans l'Antiquité, celle-ci implique bien une pratique,
comme l'a notamment rappelé Pierre Hadot (Qu'est-ce que la philosophie antique ?, Gallimard, coll.
« Folio», 1996); il ne
suffit pas alors de penser justement ou de réfléchir sur des problèmes, il faut de surcroît mettre sa propre existence en
harmonie avec cette pensée et cette réflexion - ce qui est aussi une façon de prouver leur validité.
Dans cette
optique, les textes d'Aristote peuvent être considérés comme des manuels proposant un entraînement spirituel qui doit
mener celui qui les fréquente vers la «vie philosophique» elle-même.
Ils étaient sans doute reçus, à leur époque,
comme des invitations à la pratique du dialogue.
Apparition du commentaire
À l'époque d'Épictète, de tels débats restent en pratique dans les groupes ou écoles de philosophes.
Mais l'habitude de
simplement commenter des textes admis comme importants ou respectables commence à imposer l'idée que le sérieux
d'un philosophe trouve une garantie dans sa compétence à commenter.
C'est contre cette idée qu'ironise ici le
stoïcien, pour lequel un public uniquement constitué d'auditeurs attentifs ou admiratifs ne compose rien de plus qu'un
ensemble de gens sur qui « vomir ».
i.
»
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