La curiosité est elle un obstacle à la vérité ?
Extrait du document
«
Le dictionnaire de Trévoux (1771) donne en trois mots les composantes de la curiosité : l'attention, le désir, la
passion du savoir.
Il est étonnant que, dès les origines, le mot désigne à la fois l'état du sujet et la nature de
l'objet, et qu'il soit toujours resté attaché à l'activité artistique ou scientifique de l'amateur.
Aussi, on est en droit
de se poser la question du caractère fructueux de la curiosité pour la science et la vérité.
Est-elle un obstacle ou
tout simplement le départ de toute démarche scientifique.
Sans curiosité la science risque de ne jamais faire de
progrès, d'en rester à ses objets premiers et de ne pas se remettre en question.
1) Petite histoire de la curiosité.
Durant le Moyen Âge, c'est l'Église qui se chargea d'accumuler un fabuleux patrimoine d'objets faits pour la beauté
et l'étonnement dans les Schatzkammern (Chambre du trésor).
Mais la curiosité se fait déjà plus subtile que le seul
goût du lucre, plus exigeante que la simple jouissance esthétique.
Très tôt, et surtout en Allemagne, il se mêle à
cette soif de posséder le plaisir de la singularité merveilleuse, stimulatrice du savoir.
Dans les « cabinets »
germaniques s'accumulent les premiers oiseaux empaillés, les défenses d'éléphants, les crocodiles naturalisés, les
conques fantastiques.
C'est la passion de l'inconnu ; fasciné par la nature, le curieux préfère ses monstres et ses
merveilles à toute la pompe et aux joyaux de la production culturelle.
Dans ces derniers, il choisira toujours l'objet
singulier générateur de surprise, complice de la folie.
Ainsi souvent l'humour, et toujours le jeu sous ses formes les
plus fines, est présent dans la curiosité.
Tout cela fait de la Renaissance, même tardive, l'âge d'or de la curiosité.
L'enrichissement général, l'afflux d'objets et d'êtres exotiques, les découvertes physiques, optiques, mécaniques
sont autant de causes favorables à telle passion.
La soif du beau, la passion du neuf font aborder l'inconnu sans
effroi ; le jeu est pratiqué avec profondeur et la propriété est encore l'apanage du savoir.
Vient l'époque des
Kunstkammern (littéralement chambre d'art en allemand) puis des chambres des merveilles où s'entasse la foule
hétéroclite et monstrueuse des objets qui défient la raison et l'imagination.
À la fin du XVIe siècle, les deux termes
fusionnent et l'on dit Kunst- und Wunderkammer (en français Cabinet d'art et de curiosités).
On baptise son musée
personnel Sur l'étagère, la merveille côtoie la mystification : Albert V de Bavière pouvait montrer, sur la foi d'un
ecclésiastique, « un œuf sorti d'un autre œuf », et, dans une tasse, « une pincée de poudre de manne divine ».
Auguste Ier de Saxe possédait des poils provenant de la barbe de Noé ! Le fétichisme n'est pas loin.
Cependant,
l'esprit des Lumières va encore perpétuer la turbulente passion de l'étrange.
L'ancien plaît pour son anachronisme.
On se passe une mandibule d'Abélard, une perruque de Capétien, un fœtus dans l'alcool - jusqu'au cadavre d'un
basilic, fruit d'une idylle entre une poule et un crapaud.
Tout est bon à l'exclamation.
Aussi, la curiosité n'a rien de
rationnel ou de scientifique.
On comprend que ces cabinets réunis sous l'effet de la curiosité n'ont rien d'un
classement scientifique des objets ou des animaux comme cela sera élaboré progressivement au 18e et 19 e siècle
par Linné, Buffon, Geoffroy St-Hilaire.
L'esprit de curiosité empêche véritablement un accès à la vérité des choses.
Mais cet esprit de curiosité sans être scientifique a permis , et anticipé un rapport plus scientifique aux choses via
les musées, l'expérimentation scientifique.
2) La curiosité empêche le développement de la science et de la vérité.
Bachelard dans la Formation de l'esprit scientifique se propose de développer
une philosophie scientifique, dont la tâche « est très nette : psychanalyser
l'intérêt, ruiner tout utilitarisme si déguisé qu'il soit, si élevé qu'il se prétende,
tourner l'esprit du réel vers l' artificiel, du naturel vers l'humain, de la
représentation vers abstraction » (Disc.
Préliminaire, p.9).
Il veut ainsi «
mettre au jour les explications irrationnelles refoulées » (ch.
II, p.45) en
psychanalysant l'observateur : Bachelard accomplit tout au long de l'ouvrage
une véritable chasse aux valorisations diverses (d'origine inconsciente) qu'il
repère dans de nombreuses expériences préscientifiques, mais aussi, et cela
est plus grave, à l'état latent chez l'homme moderne.
C'est pour cette raison
que cette psychanalyse est absolument nécessaire.
La seule solution qu'il
propose au savant moderne : le « renoncement à sa propre intellectualité.
Sans ce renoncement explicite, sans ce dépouillement de l'intuition, sans cet
abandon des images favorites, la recherche objective ne tarde pas à perdre
non seulement sa fécondité, mais le vecteur même de la découverte, l'élan
inductif ».
Cette psychanalyse va surtout se diriger vers le substantialisme et
l'animisme.
Mais voyons d'abord quels sont les autres obstacles.
Bachelard
démontre méthodiquement comment chaque obstacle a perturbé le
développement de la connaissance scientifique, citant dans chaque cas des
exemples d'expériences et les conséquences qu'elles ont eu ; si la plupart des
expériences qu'il décrit se placent à la fin de l'ère préscientifique (XVIIIe
siècle), c'est, explique-t-il, pour montrer la puissance de l'obstacle « dans le temps même où il va être surmonté »
(ch.
I, p.21).
Il nous met d'ailleurs en garde Bachelard démontre méthodiquement comment chaque obstacle a
perturbé le développement de la connaissance scientifique, citant dans chaque cas des exemples d'expériences et
les conséquences qu'elles ont eu ; si la plupart des expériences qu'il décrit se placent à la fin de l'ère préscientifique
(XVIIIe siècle), c'est, explique-t-il, pour montrer la puissance de l'obstacle « dans le temps même où il va être
surmonté » (ch.
I, p.21).
Il nous met d'ailleurs en garde : l'homme du XVIIIe siècle sommeille en nous, et peut
réapparaître à n'importe quel moment.
L'expérience première est l'un des premiers obstacles auxquels se heurte
l'esprit scientifique.
L'expérience première, c'est l'expérience commune, pittoresque et colorée, le phénomène qui
suscite la curiosité toute mondaine, se chargeant d'une forte affectivité contraire à toute objectivité.
Bachelard.
»
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