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LA CRÉATION ARTISTIQUE: NATURE & VALEURS

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« Comment rendre compte d'une création? Expliquer, c'est ramener le nouveau à l'ancien, l'inconnu au familier. Expliquer une création, c'est nier son originalité, sa transcendance, c'est refuser à la création son caractère créateur.

D'autre part, si vraiment l'esthétique philosophique était capable de découvrir le secret des oeuvres d'art, l'esthéticien devrait à son tour produire des oeuvres de valeur! Paul Valéry l'affirmait sévèrement : « Le seul gage du savoir réel est le pouvoir ». Les philosophes prétendent rendre raison de l'univers par le «logos», c'est-à-dire par la raison et le langage alors que l'art se veut bien au-delà du discours et de la raison raisonnante.

En face de l'oeuvre on parle communément d'intuition, d'inspiration, de génie.

N'est-ce pas pressentir que le secret de l'oeuvre est ineffable, qu'il est fait de mille impondérables que la claire raison est tout aussi incapable d'analyser que de produire ? Chaque oeuvre d'art se voudrait pareille au soleil : capable de nous éblouir sans nous laisser la possibilité de dévisager et de scruter. Pourtant une analyse de la création artistique semble possible parce qu'il ne s'agit pas ici d'une création divine, d'une création ex nihilo, absolue, mais dans une certaine mesure de la mise en forme de matériaux préexistants : les concertos de Bach ne seraient pas ce qu'ils sont, si Vivaldi n'avait pas été.

Le cubisme doit beaucoup à Cézanne.

Le style chorégraphique de Serge Lifar est certes original, s'oppose à la danse classique comme il s'oppose à la danse folklorique.

Mais il utilise des éléments empruntés aux deux genres pour créer sa manière propre. Avant tout l'oeuvre d'art demeure l'oeuvre d'un homme qui a une histoire et qui appartient à une classe sociale et à un milieu.

Les psychanalystes ont bien montré que les pulsions qui «s'esthétisent» en images sont celles qui, refoulées, n'ont pu se traduire en actes.

La création est une transposition des passions sur un plan supérieur, une sublimation.

Freud, psychanalyste de Léonard de Vinci, découvre dans la Sainte Anne du Louvre un vautour obsessionnel qui serait dessiné involontairement, inconsciemment par les plis de la robe de la Vierge.

D'autres analystes voient dans La Cruche cassée de Greuze le symbole inconscient d'une défloration, découvrent dans toutes les jeunes filles de Greuze qui ont un corps de femme nubile et une tête de petite fille innocente la marque de quelque refoulement sexuel.

Un critique d'art observait récemment que Vlaminck avait refoulé des tendances anarchistes et « se libérait en peignant des couleurs extrêmement vives pour éclabousser tout le monde faute de pouvoir jeter des bombes». D'autres esthéticiens, au-delà d'une réduction purement psychologique de l'oeuvre d'art et parfois contre elle, s'attachent à révéler un conditionnement sociologique de l'art.

Selon les marxistes, la création artistique correspondrait à une transposition plus ou moins inconsciente, voilée et «mystifiée», des conflits de classes sociales ou de la lutte de l'homme contre la nature à une époque donnée.

Ces analyses sont souvent pénétrantes : nous accordons volontiers à Lefebvre que les oeuvres de Virgile ou la plupart des pièces du théâtre élisabéthain eurent, malgré les apparences, un «sens politique», que les drames de Diderot, la comédie larmoyante au XVIIIe siècle peuvent être éclairés fructueusement par la connaissance de l'essor économique de la bourgeoisie. Cependant l'étude des «sources» psychologiques ou historiques d'une oeuvre laisse de côté — dans la création artistique — l'essentiel, c'est-à-dire la valeur de l'oeuvre, ce qui fait d'elle proprement une oeuvre d'art.

La psychologie — ou la sociologie — de l'art n'expliquera de l'art que ce qui en lui n'est pas artistique.

L'esthétique biographique prétend paradoxalement expliquer le génie ou le talent — c'est-à-dire ce par quoi justement l'artiste authentique diffère du commun des hommes — à partir de cette quantité de communes petitesses, de misères banales, de pauvres secrets qui sont le lot de toute existence et qui ne singularisent aucunement l'artiste parmi les autres hommes.

L'explication historique, sociologique est aussi courte.

On n'expliquera pas le génie de Rembrandt à partir de la Hollande de son époque puisqu'après tout le dernier des petits maîtres hollandais reflète aussi son temps et n'est pas Rembrandt. Le secret de la création artistique n'est pas dans les matériaux, dans les sources de l'oeuvre, mais tout au contraire dans l'élan mystérieux qui emporte ces matériaux, ces sources, et les métamorphose en oeuvres d'art.

Le miracle de l'art est précisément de ne point refléter seulement mais de transfigurer ces données, de les arracher au monde de la vie pour les introduire dans un autre monde.

Aussi tourmenté que soit un art authentique (pensez aux poèmes de Rimbaud, aux peintures de Van Gogh), il révélera un ordre, une unité, une métamorphose du chaos originel des passions et des servitudes en une harmonie originale, en une cohérence souveraine : comme l'a bien vu Malraux, le style imprime la marque de l'homme libre sur la vie qui d'abord l'écrase et chaque oeuvre d'art témoigne d'une servitude domptée : «L'art est un anti-destin». Mais par quels processus la création de l'oeuvre s'opère-t-elle ? Les artistes se plaisent à invoquer l'« inspiration », la spontanéité inconsciente.

Tartini aurait composé sa «Sonate du diable» en rêve, Coleridge aurait écrit son Khubla Khan en dormant, George Sand prétendait que « chez Chopin la création était spontanée, miraculeuse, il la trouvait sans la chercher, sans la prévoir, elle venait complète, soudaine, sublime ».

En fait ces « aveux » sont suspects. Comme le note Henri Delacroix : «Les artistes ont intérêt à ce que l'on croie aux intuitions soudaines, aux soi-disant inspirations.

En réalité, disait Nietzsche, l'imagination du bon artiste produit constamment du bon, du médiocre et du mauvais.

Mais son jugement extrêmement aiguisé choisit, rejette, combine ».

Paul Valéry a parlé de façon plus sincère en reconnaissant que « si les dieux gracieusement nous donnent tel premier vers, c'est à nous de façonner le second1», («Qui doit consonner avec l'autre et ne pas être indigne de son aîné surnaturel »).

Alain réplique en écho : « La loi suprême de l'invention humaine c'est qu'on n'invente rien qu'en travaillant». Faut-il conclure que la seule esthétique possible soit une esthétique de technicien qui essaie de suivre à la trace la fabrication de l'oeuvre ? Une telle analyse, en ne révélant que des «procédés», confondrait l'artiste avec l'artisan et risquerait de passer à côté du vrai problème.

Reconnaissons qu'il est impossible d'expliquer totalement la création d'une oeuvre d'art.

L'explication psychanalytique, sociologique des sources, l'exégèse technique des procédés n'éclairent que les alentours de la création.

Mais nul ne peut dire par quelle alchimie l'inquiétude d'une sensibilité, le désordre des passions parviennent à se traduire dans l'équilibre des formes sereines.

C'est cette harmonie entre un désordre et un ordre, entre une sensibilité et un style qui constitue le mystère de l'oeuvre d'art.

Et l'on pourrait dire de tous les bons artistes ce qu'un critique littéraire affirmait de Racine, si grand artiste «parce qu'il fut un homme avec mille faiblesses et un ouvrier avec mille vertus ».. »

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